Comment est née l’idée de ce colloque/concert Musique et Maladie ?

L’idée remonte à 2015. Le musicologue Gianfranco Vinay avait attiré mon attention sur un essai de son collègue, Giovanni Morelli (1942-2011), intitulé « Musique et maladie ». Peintre, dessinateur, écrivain, poète, performer, cinéphile, et surtout médecin de formation, Morelli enseigna d’abord l’anatomie à l’Académie des beaux-arts de Bologne, puis la musicologie à l’université Ca’ Foscari de Venise, avant de créer l’Institut pour la musique de la Fondation Cini, qu’il dirigea jusqu’à sa mort. Dans son essai, extraordinaire d’érudition et de virtuosité conceptuelle et d’écriture, Morelli esquisse quantité de thèmes de recherche : sur la manière hygiénique, sédative, sinon narcotique, et morale, dont la médecine considère la musique de l’Antiquité à l’âge classique (musique et médecine) ; sur la transition, à l’époque baroque, vers un nouvel ordre dans lequel le patient se découvre lui-même sujet, ouvrant les voies du XIXe siècle, où l’artiste s’expose malade, de plus en plus gravement, et où le regard médical cherche, dans chaque symptôme, et jusque dans les autopsies (de Beethoven, Schumann, Chopin…), la marque du génie (musiciens et maladies) ; sur un nouveau changement d’ère, avec l’avènement de la modernité, où la maladie n’est plus une déviation de la norme, mais une composition, par le corps, d’un autre mode de vivre, quand une médecine technique tend à étudier la maladie sans le malade, à la déshumaniser, à la « désubjectiver », à l’heure des analyses, radiographies, scanners ou IRMs, du cancer, du sida et autres épidémies d’aujourd’hui (musiques et maladies).
Dans les mêmes années, j’avais organisé un dialogue, qui s’est avéré d’une étonnante richesse, entre Salvatore Sciarrino et le philologue, helléniste, latiniste et historien de la médecine Jackie Pigeaud (1937-2016), autour de la mélancolie. Pigeaud nous laisse une œuvre admirable et féconde pour la musicologie, par ses ouvrages sur la « maladie de l’âme », ou sur l’art et le vivant, mais aussi, plus spécifiquement, sur musique et pouls, depuis Hérophile de Chalcédoine, inventeur, aux IVe-IIIe siècles avant Jésus-Christ, de la sphygmologie (étude du pouls), et découvrant qu’il y a « de la régularité, du rythme dans le corps », pour citer Pigeaud, jusqu’à la Nouvelle Méthode facile et curieuse, pour connoître le pouls par les notes de la musique (1769) du médecin lorrain François Nicolas Marquet et jusqu’aux expérimentations actuelles sur le rythme cardiaque et ses troubles, relativement à la composition et à la perception de la musique. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’exécution ce soir de Cardiophonie (1971) de Heinz Holliger.

S’agissant de musique et de maladie, on songe très vite à la santé mentale – les hallucinations auditives, par exemple, et plus largement les liens étroits entre folie et créativité. À cet égard, les interventions dans le cadre du colloque, mais aussi certaines œuvres au programme, soulignent l’évolution historique de la frontière intangible qui sépare la norme du hors norme.

Oui. Le cas le plus fameux est, bien sûr, celui de Schumann, que nous n’aborderons pas lors du colloque, de ses acouphènes lancinants et de ses perceptions auditives étranges, avec démangeaisons diffuses, dont le musicien s’ouvrit à Mendelssohn. Ces hallucinations auditives se maintiendront, douloureusement, au cours des dernières années : une note fixe, un la constant, pendant la nuit, puis le jour entier, des phrases musicales complexes, à l’occasion orchestrées, une œuvre symphonique ou la dictée d’un thème merveilleusement mélodieux.
Dans le cadre du colloque, nous abordons la maladie mentale selon plusieurs perspectives : Jean-François Lattarico sur la représentation de l’asile psychiatrique dans l’Agnese de Buonavoglia et Paër ; Andriana Soulele sur la mise en musique d’écrits d’aliénés dans Mots bruts d’Alexandros Markeas, Annelies Andries et Marie Louise Herzfeld-Schild sur la mélancolie au début du XIXe siècle, Jon Fessenden sur l’autisme musical, Pierre Brouillet et Mathias Winter sur l’« oreille des idiots », Jean-Christophe Coffin sur Lombroso et la pathologisation du génie musical italien, indépendamment de la programmation, après le concert, d’Une page folle, film de Teinosuke Kinugasa avec une musique de Mayu Hirano, qui porte aussi sur la représentation de l’asile.
C’est une question qui traverse pareillement Infinito nero de Salvatore Sciarrino, sur des textes de Maria Maddalena de’ Pazzi, et qui est interprétée ce soir par L’Instant Donné. À la suite d’une maladie non diagnostiquée et qui la mena à l’article de la mort, cette jeune professe connut quarante jours d’extases, dont Sciarrino s’inspire du modèle extrême d’oralité, en excès et en défaut. On relate que huit novices entouraient la sainte : quatre répétaient ses propos, dits trop vite, scandés, en cascade, jaillissant comme d’une mitraillette, avant qu’elle ne sombre, épuisée, dans un silence profond et une jouissance indicible ; quatre autres transcrivaient ce qui leur était répété. C’est encore de vérité religieuse, d’approche spirituelle du délire, qu’il est question, avant que Charcot et Janet n’exercent leur science médicale et que la psychiatrie moderne ne voie dans ces agitations convulsives ou la rigidité de certains membres les symptômes d’une maladie. Sciarrino se tient à cette intersection, entre, d’une part, la religion et le verbe de la Renaissance tardive, et d’autre part, une certaine psychologie du mystique, dans le regard et l’iconographie de la Salpêtrière, les mouvements de l’extatique à terre et les tensions de son corps comme un arc soutenu par les pieds et les épaules.
J’aborde moi-même cette œuvre au cours du colloque, ainsi que deux autres « folies religieuses », mettant en scène, par des hommes, des femmes psychotiques, névrotiques ou perverses, un male gaze nous invitant à une théorie du genre, dans une forme, lyrique, où ce genre s’exprime volontiers avec emphase : Les Diables de Loudun de Penderecki et les Exercices du silence de Brice Pauset, qui compose l’historicisation de la pathologie : après les cris et la « possession », viennent la négation, l’abandon de soi, l’extase de Louise du Néant, mystique du Grand Siècle, qui avait aimé la chair et en scrute désormais la décomposition, tournant autour des ulcères, des varices ouvertes et des peaux vérolées, sur lesquelles elle appose ses lèvres ; l’abondante littérature psychologique de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle sur ce type de cas (L’Expérience religieuse, essai de psychologie descriptive de William James, De l’angoisse à l’extase de Pierre Janet, Le Surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales, essai de théogénie pathologique de Georges Dumas…, dont Pauset s’inspire des descriptions cliniques pour ses gestes vocaux et instrumentaux) ; l’expérience contemporaine, enfin, d’une « schize » de l’espace musical et, donc, de la désorientation sensorielle, qui dénote, elle, d’autres détenus.

La créativité – et son produit : l’œuvre – est-elle vue dans certaines œuvres au programme comme un symptôme de la maladie (on pense à Etwas ruhiger im Ausdruck de Donatoni par exemple) ?

C’est le point le plus délicat. Quelle est la part de la pathologie et celle de l’invention musicale ? Dans le cas de Donatoni, la question est médicalement double : le diabète jusqu’au coma, d’une part, résultant de conduites alimentaires délétères, qu’Emile Wennekes étudiera dans Alfred, Alfred, avec d’autres représentations de cette maladie (Diagnosis: Diabetes de Michael Park et La straordinaria vita di Sugar Blood d’Alberto García Demestres) ; une structure bipolaire, d’autre part, qui ne relève pas d’une banale psychologie, mais d’une structure existentielle, marquée par l’absence de volition : « La volonté était quelque chose d’essentiel dont j’étais totalement exclu. » De volonté, Donatoni n’avait donc pas. Dès lors, il lui fallait non la cacher, l’occulter ou la réprimer, mais constater son manque, qui met en doute l’existence propre et en transforme les modalités : le Moi ne pense pas, mais est pensé, n’agit pas, mais est agi, comme Donatoni le disait volontiers. Ainsi, la question du Soi est à vif. On pourra considérer que la négation, l’ironie, le sarcasme, le doute, le pathos de la dépendance, la conscience des illusions de l’art, la mortification de soi dans l’œuvre, autant d’ailleurs que de l’œuvre, l’expiation de la subjectivité en sont la manifestation, aucunement littéraire. Etwas ruhiger im Ausdruck sollicite une succession de points de « maintenant » comme incapables de se maintenir et de s’anticiper, sans continuité ni ancrage. Voilà qui constitue l’essence de la distension temporelle maniaque. Le psychiatre Ludwig Binswanger utilisait à cet égard le terme Momentanisierung, momentanéisation ou mise-en-moments. Autrement dit, nous saisissons la menace d’un présent nu, sans avant ni après, dans un presto privé ou presque des valeurs de la mémoire et de l’attente. Rien ne s’écoule ni n’advient, rien ne dure. De même, l’espace se restreint : tout y paraît sous la main, sans distance, dans une proximité où l’on se saisit de tout et de tous. Dans cet espace, auquel il s’adosse et qu’il embrasse, le maniaque, à la surface de son propre fond, s’esquive et se dissimule à soi. Son tourment est la défaillance d’un désir marqué du désir de l’Autre – du fait de son absence de volition. Il est l’être anonyme, dans l’inauthenticité du On, non vers l’autre, mais vers une expérience de l’altérité où l’alter ego devient neutre, aliud, et où autrui se réduit à l’alienus, à l’outil, à l’objet utilisé et consommé, comme les trois premiers temps de la huitième mesure de la deuxième des Cinq Pièces pour piano op. 23 que Etwas ruhiger im Ausdruck emprunte à Schoenberg, un matériau soumis ensuite aux automatismes de la combinatoire. Le maniement des mots ou des sons jusqu’à la chosification, ce que l’œuvre théorique et musicale de Donatoni magnifie, implique une autre modalité de l’énonciation. Est-ce pour autant un jeu de langage substituant aux usages communs l’association volatile et la précipitation ? Le tourbillon, le vortex de sons, traduit-il ivresse, bondissement et luminosité maniaques ? S’agit-il de l’expression symptomatique d’une maladie ou, davantage, de sa représentation ? Ou de la représentation de sa représentation ?

©Ircam-Centre Pompidou

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