Comment êtes-vous devenue la musicienne que vous êtes aujourd’hui ?

J’ai commencé l’étude du piano et de la composition par des cours particuliers, sans possibilité d’interaction et d’échange avec d’autres étudiants. Un premier choc esthétique, tout à fait positif sur la formation de ma personnalité de musicienne, s’est donc produit quand, après mon bac,
j’ai finalement intégré le conservatoire pour des études supérieures : d’abord à Rome, puis à Milan, avant d’arriver à Paris. Dans la classe d’Alessandro Solbiati à Milan, j’ai pu me confronter avec des compositeurs venant de toute l’Italie, puis, à Paris, je me suis trouvée face à une réalité internationale, et ces « chocs culturels » ont laissé une marque profonde.
Un autre « choc », plus strictement musical celui-là, s’est produit en 2014 à l’occasion d’un concert à la Cité de la musique, par les solistes de l’Ensemble intercontemporain et des étudiants sélectionnés du Conservatoire de Paris. C’étaient Les Espaces acoustiques de Gérard Grisey, dans leur intégralité. Je connaissais déjà l’œuvre, mais je ne l’avais encore jamais entendue en concert, et je me souviens de cette expérience, totale et immersive, comme d’une révélation quant à la puissance du son comme phénomène physique et musical, ainsi qu’au rapport à l’espace et à la perception de la temporalité.
Enfin, mes rencontres avec les musiques de Fausto Romitelli et Éliane Radigue ont été également marquantes, ainsi que la découverte des œuvres et de la pensée d’artistes comme Marina Abramovic et le plasticien Giuseppe Penone.

Vous vous êtes formée entre l’Italie et la France : que tirez-vous de ce double cursus ? Quels en sont respectivement les atouts propres, et les préoccupations principales ?

C’est en fait un triple cursus, puisque j’ai aussi vécu une courte parenthèse d’un an et demi en Allemagne. Je partage cette double formation avec bon nombre de collègues italiens, jeunes et moins jeunes : Fausto Romitelli, Stefano Gervasoni, Francesco Filidei, Marco Momi, Clara Iannotta, pour ne citer qu’eux. Se former auprès de différentes « écoles » est une chance, puisque c’est une grande opportunité d’enrichissement qui aide à l’élaboration d’un langage personnel libéré des sentiers battus. Les compositeurs que j’ai cités ont su faire une synthèse de leurs expériences de formation et développer une esthétique personnelle très originale, qui ne peut être définie ni comme « italienne » ni comme « française » et échappe donc à l’académisme.
Concernant la question de l’identité et des racines, je me retrouve assez dans la notion de « radicante », formulée par Nicolas Bourriaud dans Radicant : pour une esthétique de la globalisation (Denoël, 2009) : « Littéralement, est radicante une plante qui fait pousser ses racines au fur et à mesure qu’elle avance. […] une plante radicante, comme le lierre, trace une ligne qui développe des arborescences. Au figuré, cette idée de ligne est importante : elle renvoie à celle de parcours et peut rendre compte d’une culture dans laquelle la question de l’origine s’efface devant celle de la destination. « Où aller ? » est la question moderne par excellence. »

Vous utilisez couramment les outils de l’informatique musicale – vous avez à ce titre suivi le Cursus de l’Ircam en 2015 –, comment a évolué votre approche, avant le Cursus, pendant, et depuis ?

Le Cursus m’a donné l’occasion d’explorer, pour la première fois, l’interaction entre instrument et électronique en temps réel ainsi que la spatialisation. Depuis, j’ai voulu expérimenter différentes modalités du dispositif électroacoustique qui me permettaient d’explorer des formes musicales hybrides, de structurer l’écoute différemment et de repenser l’espace.
Dans Entr’ouvert, j’ai utilisé des transducteurs placés sur la table d’harmonie du piano, dans la perspective d’une augmentation de l’instrument. J’ai ensuite réutilisé les mêmes dispositifs (des transducteurs), dans Floating flows flooding (2017) pour trio et sculptures sonores, afin de créer des sculptures sonores composées par l’assemblage de différents types de résonateurs. J’ai continué à recombiner et me servir de plusieurs outils et dispositifs pour d’autres pièces et installations : Biome (2019), pièce pour deux performers, électronique et objets de scène sonorisés, réalisée en collaboration avec l’artiste visuelle Jessica Rimondi ; Marginalia (2018) pour violon amplifié et bande ; et Inhabited (2018), installation soundspecific réalisée à Nicosie (Chypre).
Récemment j’ai commencé à m’intéresser aux possibilités de générativité musicale offertes par l’intelligence artificielle. Cet intérêt a pris la forme d’un projet de recherche artistique que je mène actuellement à l’Ircam, en collaboration avec Alessandro Rudi, chercheur spécialiste de Machine Learning à l’Inria (Paris).

Vous le mentionniez à l’instant : dans Entr’ouvert, vous augmentez le piano (qui est au passage votre instrument de formation) : qu’est-ce qui vous séduit dans ces dispositifs d’augmentation ?

Dans Entr’ouvert nous avons utilisé six transducteurs posés sur la table d’harmonie du piano qui diffusent une électronique sur quatre canaux. Cette électronique joue principalement sur l’idée d’amplifier et de modifier la résonance de l’instrument. Le cordier, déjà mis en vibration par l’activité du pianiste qui joue, résonne aussi par sympathie suivant certaines fréquences contenues dans l’électronique : la masse sonore qui en résulte est donc le produit de l’interaction entre ces deux résonances.
Ces dispositifs ont l’avantage de pouvoir être appliqués directement aux instruments. Ceux-ci deviennent des résonateurs et des diffuseurs de la partie électronique : cela donne une « couleur » très particulière à l’électronique qui est « filtrée » par le corps même de l’instrument. La projection dans l’espace en est également affectée et l’électronique qui en résulte semble complètement intégrée à l’instrument. C’est une électronique « de chambre ». Mais, comme je le disais tout à l’heure, je ne m’en suis pas servie seulement sur des instruments : les mêmes dispositifs de transducteur permettent de sonoriser des surfaces et de transformer en résonateurs des installations ou de simples objets.

La création que vous présentez aujourd’hui a été produite au cours de l’année écoulée : comment la crise que l’on a connue et l’épisode de confinement ont-ils modifié votre vécu de compositrice ? La composition de la pièce en a-telle été affectée ?

Au printemps, j’étais confinée en Italie (donc pas vraiment « chez moi ») et mes activités étaient très limitées. Ainsi privée de relations sociales normales, j’ai eu la confirmation de l’importance du partage dans la vie quotidienne, des rencontres qui se produisent souvent par hasard, dans un univers en mouvement, et nous apportent de nouvelles idées. Même si j’ai reformulé mes modalités d’interaction avec mon entourage grâce aux possibilités de la technologie, j’ai vécu dans un temps suspendu et intériorisé, ce qui a provoqué des réflexions profondes.
S’agissant de mon activité musicale, j’ai remis en question mes habitudes et ma façon de concevoir le travail de composition, tant pour ce qui concerne la nature de la partition en tant que « texte » que pour les modalités d’interaction avec les musiciens interprètes.
Plus généralement je me suis interrogée quant à mon rôle dans la société (qu’il nous faudra refonder sur de nouvelles bases) et à l’impact de l’activité artistique (pour inventer de nouvelles formes et modalités d’interaction avec la collectivité).

En somme, j’ai beaucoup réfléchi, et ma réflexion a également été alimentée par le débat très animé au sein de la communauté des acteurs du spectacle vivant, en Italie comme ailleurs.
Concernant Fabrica, Benjamin Lévy (réalisateur en informatique musicale Ircam) et moi-même avons été amenés à explorer les possibilités de reconfiguration du projet afin de reformuler les modalités d’interaction entre musiciens et public dans une dimension aussi bien virtuelle que réelle.
À partir du mois de mai, nous avons travaillé à la réalisation d’un environnement virtuel musical interactif, développé par Benjamin Lévy et l’artiste visuel Giovanni Muzio qui en a réalisé l’interface graphique. Cet environnement est hébergé sur une page web (fabrica.ircam.fr) accessible à tous et permet d’explorer une version 3D de la pièce.

©Ircam-Centre Pompidou

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