Pourquoi ce titre, GAME 245 qui semble appartenir à une série de GAMES: 343, 444, 542, 649, 743 ?
C’est très simple : c’est un code, exactement comme les numéros d’opus qu’on utilisait jadis, ou comme les Number Pieces de Cage. GAME 245, c’est le 2e « Game » écrit pour (« for » ou « 4 ») 5 interprètes. Les nombres ont toujours revêtu beaucoup d’importance pour moi, à la fois esthétiquement et structurellement.
Pourquoi ?
D’abord, je crois que les nombres exercent une fascination assez commune pour les musiciens, et ce au moins depuis la Renaissance, et même au-delà. Pour moi, cette fascination a été renforcée par mes études de la musique de la renaissance, avec Gusta Neuwirth notamment.
Votre série de GAMES s’inspire à l’origine de la théorie mathématique des jeux : comment exactement ?
Tout a en effet commencé quand je suis tombé sur l’ouvrage sur la théorie des jeux de John von Neumann et Oskar Morgenstern. La théorie mathématique est trop complexe pour moi, mais j’ai trouvé là de nombreuses idées qui m’ont intéressé, et notamment celle du modèle dynamique qui a permis le développement des automates cellulaires, dont j’ai repris le principe pour créer des structures musicales dans mon cycle de Monadologies 1.
Cela étant dit, je distingue trois branches principales au sein de la théorie des jeux. La première concerne les aspects mathématiques et économiques, ce qui a trait au marché, à la finance – et tout ce qui relève des paris, des jeux de hasard.
La deuxième branche que je distingue se déploie dans une direction diamétralement opposée à la première, sur le mode des sciences de l’esprit : c’est celle qui a trait aux interactions sociales. Relevant plutôt des sciences sociales, elle s’appuie notamment sur le travail Johan Huizinga (1872-1945) et son ouvrage Homo Ludens – littéralement : « l’homme qui joue. »
Enfin, je n’oublie pas un troisième courant, plus philosophique celui-là : celui défriché par Ludwig Wittgenstein, qui, dans ses derniers ouvrages, approche autant les interactions humaines que le langage comme un jeu. Un aspect, là encore, très important pour moi. Si je porte un regard sincère sur ce que je fais, je suis bien obligé d’admettre que, moi-même, je « joue ». Ne dit-on pas « jouer » de la musique ? C’est donc bien qu’il s’agit d’un jeu ! Au reste, combien de pièces musicales ont un titre qui tourne autour de la sémantique du « jeu » ?
Quand j’ai créé GAME ONE en 2016 à Salzbourg, un de mes amis a pensé que j’étais devenu un compositeur néolibéral : peut-être pensait-il que j’avais repris à mon compte les théories économiques qui découlaient des travaux de Neumann et Morgenstern. C’était faux, bien entendu : c’est dans une dialectique entre toutes ces différentes approches du sujet que le cycle est né.
Comment cela s’exprime-t-il ici ?
De diverses manières. La plus évidente est que la pièce n’est pas écrite sous la forme d’une partition d’ensemble. Il n’y a que des parties individuelles – exactement comme dans la musique de la Renaissance, d’ailleurs.
À la différence que, lorsque je compose, je fais surtout des « prédictions ». Je crée des systèmes ouverts au sein desquels les musiciens prennent des décisions, choisissant une direction ou une autre. Des décisions qu’il m’est impossible de connaître en amont et qui font que la pièce prend un visage différent à chaque fois. Je n’en dois pas moins essayer de « deviner » ce qui va se passer, pour savoir par exemple combien de temps durera une section en particulier, et surtout quelle durée ne pas dépasser, au risque d’y perdre l’intérêt musical… C’est donc à la fois un jeu au sens de Wittgenstein (le langage musical comme un jeu) mais aussi un jeu de hasard, au sens de Neumann et Morgenstern !
C’est juste ! Et je vous avoue que ces processus m’amusent grandement. Même s’ils me posent des problèmes considérables lorsque je suis à la table de travail : je dois simuler le jeu, faire des « maquettes » de la partition et des pronostics. Et c’est à partir de ces pronostics que je peux, rétrospectivement, fixer les règles du jeu, les règles des systèmes.
C’est pour moi une nouvelle manière d’approcher le métier de compositeur, dont je commence seulement à effleurer les possibilités. Imaginer la manière dont un processus comme ceux-là peut se développer est radicalement différent d’écrire une partition déterministe. Je me rends compte aujourd’hui que j’aurais beaucoup de mal à revenir en arrière.
Qu’en est-il de la deuxième partie du titre : « The Mirror Stage » ?
Le sujet de la pièce est la pensée de Jacques Lacan. Et, plus précisément, la pensée de Jacques Lacan et les concepts philosophiques et cognitifs qu’il développe à propos du « stade du miroir », qu’il a théorisé comme l’un des stades psychologiques du développement du sujet.
Quel « jeu » se noue-t-il donc sur scène à partir de ce « stade du miroir » ?
Le sujet principal de la pièce, c’est le « je », le « moi », son rapport aux autres et, surtout, sa perception de l’autre – point de départ de toute une philosophie, de Lacan, mais aussi de Levinas et d’autres. Et, au travers du miroir du « moi », comment échapper au narcissisme. Dans le modèle lacanien, le narcissisme est très présent : celui de l’enfant, qui découvre qu’il peut différencier le moi de l’image que lui renvoie le miroir. C’est plus ou moins là que se forme le sujet, qui dépend de l’abandon de ce narcissisme premier. Lequel se transforme alors en attention pour le visage de l’autre, en la définition du visage de l’autre comme un individu autre que moi.
Le narcissisme se manifeste également dans la pièce, par la voix de Lacan, qui se fait entendre dans les première et huitième sections : ce sont des bribes, des « je » innombrables. Car Lacan était un homme très conscient de lui-même lorsqu’il parlait. Ces « je » sont comme la sonnerie d’une trompette, comme un cri, que je trouve intéressant de mixer avec les autres voix.
Le « miroir » entre-t-il également en jeu dans la dimension scénique de la pièce ?
Très tôt dans le processus de conceptualisation de la pièce, principalement au travers des nombreuses et passionnantes conversations que nous avons eues avec la mezzo-soprano Fabienne Seveillac, nous nous sommes rendus compte de la nécessité de ne pas jouer cette pièce dans un format de concert. D’abord nous jouons sur l’espace acoustique au moyen de la diffusion sonore ambisonique, et nous lui donnons ainsi une dimension spatiale. De là, il était nécessaire de penser aussi le corps évoluant dans l’espace physique lui-même, sur lequel est projeté l’espace acoustique. Ce n’est pas à proprement parler une pièce de théâtre musical, mais plutôt un théâtre de l’écoute.
L’élaboration de la lumière et de la scénographie s’est faite en étroite collaboration avec le reste de l’équipe. Lucas Van Haesbroeck a d’abord suivi nos séances de travail, en silence, pendant des heures et des heures. Il s’est imprégné de l’ouvrage en cours de création, du processus, des sons que nous façonnions. Puis il a développé tout son concept scénique avec nous, au plateau. J’adore les solutions scéniques qui ne se surimposent pas au discours, celles qui en percent le secret pour le mettre en valeur.
Son travail était compliqué par le fait que la pièce se joue sans chef, et sans click-track – ce qui lui donne au passage une aura un peu magique, la partition étant polyphonique et complexe. Il était donc nécessaire de faire signe aux chanteurs, d’une manière ou d’une autre, lorsqu’ils doivent commencer à chanter. Nous avons décidé de confier à la lumière ce rôle de chef, certains événements lumineux déclenchant les entrées musicales. Au reste, parfois, c’est l’inverse : une entrée musicale changera la lumière. C’est un aller-retour constant.
Lucas a donc bâti le discours lumineux en accord avec la structure du discours musical. La lumière aide à percevoir la pièce, elle souligne et met en valeur la musique et sa structure. La scénographie de la pièce met enfin en œuvre une installation faite de miroirs, qui reflètent à la fois la lumière et les interprètes.
Vous mentionniez à l’instant que le livret de la pièce n’est pas exclusivement composé à partir du Motet de Palestrina, Dilecte mihi me et de la citation des Corinthiens : on y entend également la voix de Lacan. Quoi d’autre ?
J’utilise également une citation d’Emmanuel Levinas : « Il parle de « l’autre » » – la phrase est dite en allemand dans la pièce : « Er spricht uber „dem Anderen“. » – : dans GAME 245, Levinas, c’est « l’autre » dont parle la théorie du développement du sujet. Ainsi la pièce toute entière tenteelle d’émerger du « moi » infantile, qui se contemple dans le miroir en tant que « l’autre ». Je trouve fascinant que Levinas, en dépit de son histoire personnelle, garde dans sa philosophie cette vision de la valeur de ce qui est ou vient de « l’autre ».
Propos recueillis par J.S.