L’allemand Alexander Schubert est une figure emblématique de cette nouvelle génération internationale de compositeurs qui puisent dans une variété de disciplines artistiques, innovations technologiques, et autres cultures théâtrale et populaire pour donner une bien plus large mesure à la musique vivante. Il crée à la rentrée CODEC ERROR, œuvre scénique avec trois solistes de l’Ensemble intercontemporain et l’informatique musicale de l’Ircam. L’occasion de pénétrer plus en amont son univers.


D’où vous vient le besoin d’une « performance scénique » ou d’un « élément scénique de la performance » ?

Tout l’aspect gestuel de ma musique vient de mon expérience sur scène, au cours de ma jeunesse. À commencer par le free jazz, et l’énergie phénoménale qu’il dégage sur scène, aux antipodes du musicien dit «  classique  » assis derrière son pupitre. C’est une performance de l’instant, où l’on doit composer avec son propre corps en même temps qu’avec la nécessité de communiquer ses idées musicales au public et aux autres musiciens. Cette énergie, cette soif d’expression, a été le point de départ de  mon travail sur le geste, qui passe notamment par la mise au point de technologies ou par l’élaboration de concepts susceptibles de véhiculer pareille vitalité.

Parfois, l’élément gestuel semble décorrélé du résultat sonore : quel est le rôle du geste dans ces pièces ? Comment articulez-vous les différents discours ?

Cela varie d’une pièce à l’autre. Dans certaines (Your Fox’s a Dirty Gold, Weapon of Choice, Laplace Tiger, Point Ones…), les gestes entraînent des résultats sonores (via des capteurs ou la reconnaissance de geste).

Dans Your Fox’s a Dirty Gold (2011), par exemple, je traite les gestes et les sons à égalité. Mais au sein d’une même pièce, l’attention peut glisser d’un aspect à l’autre. Parfois, l’action détermine le résultat sonore, et d’autres fois, c’est l’inverse, et parfois encore, les gestes sont une véritable chorégraphie qui accompagne la musique.

Dans Laplace Tiger (2009) pour batteur solo et électronique, le sujet principal est bien sûr le batteur de rock, ses gestes et l’énergie visuelle et sonore qu’il dégage. Mais la pièce tourne également autour de la liberté que le musicien a de frapper sa batterie ou d’esquisser un geste dans l’air pour gérer l’électronique. Je ménage donc une large liberté à l’interprète. Alors que dans Your Fox’s a Dirty Gold (2011) ou Point Ones (2012), je me concentre davantage sur les codes gestuels  : ceux du chef dans Point Ones, ceux du guitariste dans Your Fox’s a Dirty Gold (2011).

Pour d’autres pièces (Sensate Focus, SCANNERS, Black Mirror, f1), le rôle des gestes est chorégraphique.
Mais c’est parfois sur un point singulier de l’approche du geste de l’interprète que je veux mettre l’accent. Dans certaines de mes pièces les plus récentes, je me penche sur une représentation artificielle, numérique, du corps. C’est une réflexion qui nécessite chaque fois de remettre l’ouvrage sur le métier, les mouvements n’étant pas destinés à jouer un son particulier, mais bien plutôt des points de départ et d’arrivée, qui peuvent paraître très artificiels au musicien.

Vous est-il concevable d’écrire une musique qui n’implique pas de performance corporelle ou gestuelle de la part des interprètes ?

J’en ai écrit beaucoup, et j’apprécie aussi toujours ce qu’on pourrait appeler la «  musique absolue  »  — mais ce n’est plus ce qui m’intéresse aujourd’hui. Je peux exprimer certaines idées sans performance ni geste, mais pour tous mes travaux actuels, j’essaie d’inclure une pensée des perceptions du spectateur/auditeur et/ou du performer. Mon questionnement du format traditionnel du concert se fait de plus en plus urgent. Je m’intéresse plus à une expérience complète qu’à une musique de concert pure. Le dispositif traditionnel de l’interprète qui monte en scène, s’assoit, ouvre sa partition, joue puis quitte la scène, n’est pour moi pas satisfaisant, voire de moins en moins convaincant, du moins dans le cadre de mon propre travail. Je suis conscient que cette posture peut être critiquée, on peut se demander si toute œuvre musicale doit aussi avoir des aspects extra-musicaux et visuels.

À quel degré associez-vous vos collaborateurs (et particulièrement les interprètes) à votre processus créatif ?

Pour CODEC ERROR, j’ai rencontré les interprètes à de nombreuses reprises afin de débrouiller mes idées et d’y voir plus clair. J’ai besoin de mettre les mains dans le cambouis et de toujours tout essayer, ou tout du moins de stimuler des expériences. J’ai également procédé à des séries de test de mon côté ou avec des collègues, notamment sur une maquette à échelle réduite du dispositif lumineux, afin de constater ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. L’étape suivante, qui consiste à travailler avec les interprètes, nourrit grandement la réflexion, notamment au sujet de l’utilisation des instruments ou de l’interaction avec les instruments  : la partie gestuelle et physique. Cela mène à de nouvelles idées ou approches auxquelles je n’avais pas songées auparavant, susceptibles d’ouvrir le processus d’écriture.


Dans CODEC ERROR, vous travaillez la scène grâce à un dispositif lumineux, afin de faire du plateau lui-même comme un écran géant (défectueux) : pourquoi et comment ?

Le pourquoi relève de diverses réflexions autour de l’image du corps à notre époque dominée par le numérique, autour de la continuité (ou de la discontinuité) entre la personne et l’interprète (que déconstruit le vidéo clip/avatar/représentation numérique). L’objectif est d’illustrer sur scène les effets de cette représentation, avec des interprètes véritables (par opposition à un travail vidéo). Du point de vue esthétique, je veux explorer le hiatus entre la performance «  machinale  » du code informatique et les désirs et motivations subjectifs de la musique pour exprimer des sentiments d’isolement et d’espérances, de vide et d’aspirations.

Pour cela, j’ai imaginé des boucles de mouvements qui donnent l’impression de données corrompues ainsi que des effets lumineux qui simulent des erreurs vidéo  — comme des flashs provenant de diverses directions, afin de tromper les perceptions du spectateur — et un éclairage de base du plateau en rouge, bleu et blanc, afin d’illuminer les parties du corps indépendamment les unes des autres.

©Ircam-Centre Pompidou

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