Mary Shelley écrit Frankenstein ou le Prométhée moderne en 1816. Elle est alors âgée de dix-neuf ans, elle a fui l’autorité de son père et a épousé son amant, Percy Shelley. Le couple a rejoint Lord Byron qui les a invités pour l’été dans une villa sur les rives du Léman. Mais l’éruption d’un volcan indonésien a projeté un nuage de cendres qui dérive au-dessus de l’Europe, et cet été 1816 est maussade – il causera en Suisse une des plus terribles famines du siècle. Byron propose à ses amis, retenus dans la villa pour cause de mauvais temps, d’écrire des histoires à se faire peur pour se désennuyer. Mary écrit alors ce qui deviendra un des grands mythes littéraires de la modernité. Son roman est le reflet de son époque, mettant en scène l’avènement de la science moderne – au début du xixe siècle, la chimie connaît une rupture majeure, en passant de la logique des éléments simples (l’eau, l’air, le feu...) à celles des combinaisons invisibles d’atomes. Mais si le monde est fait d’infimes matières combinées, comment la vie peut-elle surgir de l’inerte?
Frankenstein est aussi une étonnante composition littéraire, dans laquelle l’auteure utilise trois narrations emboîtées. Le roman débute par des lettres adressées par Robert Walton, navigateur parti à la conquête du Grand Nord, à sa sœur Margaret. Il lui écrit qu’il a rencontré sur la banquise Victor Frankenstein, poursuivant au péril de sa vie une sorte de créature immense. Celui-ci se confie à Walton dans un second récit enchâssé au premier. Passionné de sciences, il raconte avoir réussi à donner la vie à des morceaux de chair inerte assemblés grâce à l’électricité, mais, terrifié par son invention, avoir abandonné cette créature à son sort. Commence un troisième récit : ce monstre a en effet retrouvé Victor et lui a raconté ce qui lui est arrivé. Livré à lui-même, il s’est caché dans un appentis et a appris le langage en écoutant une famille (un père aveugle, ses enfants Félix et Agathe) qui justement enseignait le français à une jeune étrangère prénommée Safie qu’ils hébergeaient. La créature, que Victor refuse d’aider, découvre alors qu’elle peut faire le mal et tue les proches de son créateur, dont son frère William. Elle forcera finalement Victor à lui concevoir une compagne, mais le savant prendra peur des conséquences. Le monstre, ne craignant pas le froid, l’entraînera par vengeance sur la banquise. C’est là que Walton le découvre et que, malgré ses soins, Victor Frankenstein décède – alors que le navigateur doit faire face à une mutinerie sur son navire. La créature, elle, s’en va se suicider au pôle, avec ces mots énigmatiques qui concluent le roman: son corps sera mort et son esprit avec, ou, s’il vit encore, il pensera alors, peut-être, autrement...
Ainsi le monstre, comme les marins du bateau de Walton, se révolte contre des projets de conquête démesurés – celui du scientifique qui « joue » avec le vivant comme celui du navigateur qui veut « découvrir le secret de l’aimant » en prenant des risques démesurés. Aujourd’hui, des scientifiques jouent aussi, sur ces mêmes rives du Léman, avec le cerveau humain, et le numérique a remplacé le fantasme de l’électricité vitale – mais quelles sont les limites de la science ? Frankenstein est une question posée à la modernité.
Les destins de Mary Shelley et Victor Frankenstein présentent d’étonnantes résonances. Les deux inventent un « monstre » qui les dépasse, et les deux vont connaître la désolation autour d’eux. En effet, Mary perdra trois des quatre enfants qu’elle aura avec Percy Shelley, qui lui-même décédera bientôt par noyade, tout comme Victor se retrouve esseulé par les crimes du monstre. Sa mère, première féministe anglaise, avait écrit une retentissante « Défense du droit des femmes », montrant comment les femmes étaient réduites, en ce début de xixe siècle, à des objets, par défaut d’éducation – et le roman est aussi, à sa façon, une réflexion sur l’apprentissage: comment le monstre apprend le langage et les comportements humains, et ce que fait l’humain du savoir, étant deux thématiques liées qui courent de pages en pages. La vie de Mary Shelley, comme son roman, renvoie ainsi au tragique de la vie humaine qui lutte contre la mort, par-delà le savoir et la science.
Le spectacle de Jean-François Peyret traverseautant le roman de Mary Shelley que sa mémoire et ses fantômes, pour former finalement une autre sorte de « monstre » : un spectacle n’est-il pas en effet un assemblage de matériaux disparates – littératures, techniques, objets, corps... – qui, traversé par l’énergie électrique des acteurs, prend une forme imprévisible dans le cerveau des spectateurs ?