A la veille de l'an 2000, il est temps de penser à la musique du IIIe millénaire... avant Jésus-Christ. Scelsi l'avait entendue lors de sa première incarnation. Toute son œuvre — contemporaine — est l'écho lointain de cette tradition imaginaire que lui seul a su maintenir, depuis Sumer. Puis la musique spectrale est née de ce spectre.
I
J'ai découvert la musique de Scelsi par un enregistrement de ses quatuors. Puis rapidement j'ai entendu Kya, Pranam II. J'étais bouleversé. J'ai voulu le rencontrer, l'inviter à Royaumont, lui consacrer des émissions sur France-Musique. Je passais par l'entremise d'un de ses disciples, qui est un ami, Aldo Brizzi, et le rencontrais le jour de la création de son Cinquième quatuor à la Villa Médicis. Le vieux monsieur aux yeux bleus ironiques, d'une urbanité d'autrefois, semblait déjà loin de son œuvre, aussi détaché d'elle qu'il l'était du monde, comparant les accords égrénés de cette ultime pièce à quelques tranches de saucisson. J'arrivais sans doute au bon moment, parce que lui qui refusait tout interview, et n'avait pas quitté Rome depuis les années 1960, accepta un entretien enregistré et de venir pour les concerts que j'organisais en 1987 à Royaumont. Peut-être trouvait-il plaisant de réapparaître à son siècle dans le cloître d'une abbaye cistercienne ?
Il habitait une belle maison, 8 via San Teodoro (le huit était son chiffre), face au mont Palatin. Je m'y rendais depuis la Villa Médicis où je logeais en passant par le Capitole et la Roche Tarpéienne. Les fenêtres de son salon s'ouvraient sur les ruines du palais de Calligula, où poussait un palmier que, depuis sa place dans le canapé, il pouvait contempler, et qui réciproquement « le regardait ». Nul n'avait le droit de s'asseoir ici. Il y avait dans le salon où il recevait un capharnaüm de bibelots sans valeur, d'objets ramenés de ses voyages au Népal, de meubles aux garnitures fatiguées, de guéridons sans style, de partitions, de bandes accumulées le long d'un mur, mêlés sans distinction avec quelques chefs-d'œuvre, comme ces deux sous-verre de Dali représentant un paysage de désert, avec une girafe me semble-t-il, dont les cadres avaient la forme de deux visages, un homme, une femme, de profil et se regardant. Ces tableaux, que la légende scelsienne affirmait avoir été offerts par Dali lui-même, il me dit les avoir acquis en fait lors d'une vente à Londres. Ç'avait été le cadeau de mariage de Dali à Paul Eluard.
J'ai dormi aussi quelques jours chez lui, dans un entresol obscur, sur un lit canné. Sur ma table de nuit j'avais posé des poèmes de Michaux. Je voulais sincèrement comprendre l'univers poétique de Scelsi, mais Michaux m'a toujours semblé illisible au-delà de l'adolescence. Quand je repense à ce séjour, il ne m'en reste qu'une impression vague, un peu inquiétante, aussi fanée que l'était sa demeure. Je n'y suis pas retourné depuis sa mort, et n'ai pas envie de clarifier mes souvenirs. Il faut que cela reste, comme le personnage, nimbé d'un mystère, un peu faux, certes, mais attachant. Je me souviens de l'ascenseur qui menait droit au salon, et d'une spirale secrète, moins un escalier intérieur que des marches sans logique, conduisant à de multiples pièces oubliées, aux rideaux délavés par la lumière, et où sans doute, ni Scelsi, ni Bruna sa servante, n'avaient dû se rendre depuis des décennies. On trouvait parfois, sur quelques bureaux, de vieilles partitions délaissées, traces d'une activité, la composition, arrêtée depuis longtemps. On se perdait facilement dans ce dédale de chambres sans organisation verticale. Ce n'étaient qu'entresols, demi-étages, niveaux disjoints par un seuil, un intestin serpentant vers le quatrième avec ses diverticules : sombres cabinets, vastes salons. J'ai pensé à la coquille d'un escargot, dont l'animal se serait réfugié au sommet de la spire, laissant à ses hôte les cavités abandonnées, recouvertes d'une poussière sécrétée par l'oubli.
Scelsi se levait au début de l'après-midi, restait invisible, en méditation nous disait-on, dans un étage privé de son immeuble, et n'apparaissait qu'à sept heures dans la pièce où il tenait salon jusque tard dans la nuit. Des habitués venaient librement, sans même prévenir, introduis par Bruna, et s'installaient avant que le maître ne sorte de ses appartements. Un cercle se formait autour de lui. Il évoquait des souvenirs, toujours les mêmes, qui avaient fini par accéder au statut de légende : sa nuit dans une armoire d'un palace parisien car il craignait de dormir dans un lit qui avait été celui de Napoléon ; sa lévitation devant une lamasserie népalaise ; son internement en Suisse, pour dépression, et comment il se soignait tout seul en jouant interminablement un do sur le piano de la clinique ; le château médiéval de son enfance, entièrement détruit dans un incendie — était-ce un tremblement de terre ? —, où déjà il se perdait dans une pratique compulsive de l'improvisation pianistique, et la gouvernante qui voulait l'en empêcher ; son mariage avec une parente de la reine d'Angleterre suivi d'une réception à Buckingham Palace ; des soirées mondaines à Capri, au Carlton à Cannes, où le Grand Duc Dimitri lui conte la fin de Raspoutine ; ses amis : Michaux, Brancusi, Tzara, André Pieyre de Mandiargues, Pierre Jean-Jouve, dont la femme, Blanche, élève de Freud, qui traitait ses patients en esclaves, fut sa psychanalyste... Elle lui dit : « on ne peut pas vous soigner, votre médecine, c'est de guérir les autres. ». Il consulte encore cent vingt-six médecins, l'un d'entre eux diagnostique : « incurable, vous n'êtes qu'à moitié né ! ». Interné dans une clinique, il retourna dans le ventre rond du son.Il parlait encore, servait du sherry, gardait certains à souper vers minuit. Bruna, la servante obstinément silencieuse qu'il avait recueillie pendant la guerre, apportait d'immenses plats de pâtes à la sicilienne, et l'on s'asseyait sans façon autour de la table dressée dans un coin du salon. La conversation se poursuivait en italien. Il se retirait vers deux heures.
Son éditeur, Luciano Martinis, passait chaque jour. Il apporta l'Octologo qu'il venait de publier. Huit aphorismes en huits langues différentes, la quintessence de la « philosophie » scelsienne. Il nous montra aussi la transcription d'un entretien enregistré dans les années 1950, entre Scelsi et Raymond Abelio, à propos de la Kabale. Depuis Scelsi ne s'était plus exprimé publiquement.Mon entretien avec lui se passa de la pire façon. En fait il ne voulait pas parler aux hommes, encore moins aux « esprits forts ». « Cher monsieur Texier, vous ne croyez pas à tout ceci, n'est-ce pas ? » Alors je me tenais coi, un peu sidéré par ce vieux monsieur, coiffé d'une tchoubétcheïka, qui sur un ton moqueur, un peu mondain, vous débitait imperturbablement des sornettes, dont je ne parvenais à croire qu'il les prît au sérieux, et commençait son entretien autobiographique en disant : « Je suis né en 2637 avant Jésus-Christ, en Mésopotamie. J'ai été amoureux, mais un Assyrien me tua d'une flèche au bord de l'Euphrate. J'avais vingt-sept ans. Je ne connaissais pas encore la musique. » A sa seconde réincarnation il me dit avoir composé un rite funèbre pour l'enterrement d'Alexandre le Grand, son maître. Laquelle pièce, Riti: I funerali d'Alessandro Magno, écrite en 323 avant notre ère, comporte un orgue électronique...Il avait demandé qu'on cache les micros et le magnétophone, et s'adressait à la réalisatrice, Marie-Cécile Mazzoni, qu'il connaissait depuis longtemps. « Marie-Cécile, la conjonction... tu connais, mais l'amour ! L'amour ce n'est pas la conjonction ! Quand j'avais vingt ans moi aussi je croyais que la conjonction c'était l'amour, j'ai même écrit un Coïtus Mecanicus pour piano, mais ensuite je l'ai appelé Rotative. » Il va à son piano et joue quelques mesures de cette pièce de 1928, son premier succès dirigé par Monteux à Paris en 1931, proche des rythmes mécaniques de la musique d'Antheil. « La conjonction c'est ça » (scansion rythmique) « mais l'amour... », et il improvise sur une seule note. NON COPULATIO SED MULIERIS CUM VIRO CONIUGIUM PERSEQUENDUM EST(« Entre l'homme et la femme l'union pas la conjonction » Octologo V).
Mutin, comme on l'est à quatre mille six cent vingt-quatre ans, il prend la place de Marie-Cécile : « Je suis Marie-Cécile de Radio-France... », fait les questions et les réponses : « On dit que si vous allez à Londres, vous mangez des fraises à la crème chez la reine d'Angleterre. » Toujours sérieux ? « J'ai vécu mon enfance dans un château de l'an mil qui, il y a quatre ans, s'est écroulé. Mon précepteur, un jeune prêtre, m'apprit le latin, l'escrime et les échecs. Je n'ai jamais voulu apprendre la musique... On m'a forcé, oui ! on m'a forcé. J'ai même été à Vienne étudier la dodécaphonie avec Walter Klein, un élève de Berg... Et puis je suis devenu malade, bien sûr. C'est la conséquence normale. Quand quelqu'un restait des heures à son piano, étant enfant, tapant sans savoir ce qu'il faisait... mais faisait quelque chose, une force passait au travers de lui, une force créatrice... Alors vous bloquez ça en lui parlant de contrepoint, de résolution de septième : ça m'a rendu malade, pendant quatre ans. » « La gnose, et l'art, sont des voies de connaissance, à condition qu'on n'en fasse pas un métier. Et parmi les arts, la musique est la voie qu'on atteint le plus facilement. » « Je suis un intermédiaire, seulement, c'est toute une autre façon de voir, d'entendre, de comprendre ma musique, ma pauvre personne... La plupart des hommes sont des instruments, tout à fait inconscients, ils croient qu'ils font des choses, ils croient qu'ils agissent : ce sont des pantins. D'autres savent qu'ils sont des intermédiaires : ce sont des pantins aussi, mais ils le savent, et c'est une grande gloire. »
II
De jeunes danseuses, guère plus de dix-sept ans, venaient souvent voir Scelsi pour lui proposer leurs chorégraphies. Elles esquissaient quelques pas de danse pour Kya ou Okanagon, avec des gestes d'Isadora Duncan, puis venaient s'asseoir auprès de lui sur son canapé. Il les félicitait, leur tapotant les cuisses.Passaient encore de jeunes compositeurs, des interprètes, le plus souvent des femmes, qui s'étaient consacrés à sa musique comme à une religion, ou des musicologues intéressés d'avoir l'exclusive de ses paroles. Déjà organisés en secrètes coteries, ils se jalousaient les uns les autres, se disputant son amitié comme un héritage. Lui laissait faire, distillant parfois quelques inédits, une partition retrouvée dans l'amas de papiers, faisant écouter une improvisation à l'ondioline enregistrée trente ans plus tôt, mais se défendant aussitôt d'en être le véritable auteur. « Ce n'est pas moi qui compose, c'est lui », et il montrait une gravure indienne représentant Vishnou, « ...je ne suis qu'un médiateur ». Harry Halbreich qui préparait un ouvrage sur sa musique venait lui demander s'il avait écrit telle pièce en 1951 ou 1952. Il esquivait : « Oh ! est-ce si important ? Je ne sais plus... N'était-ce pas lors de ma seconde réincarnation ? » « Vous voyez cette photo du jeune homme que j'ai prise au Népal dans les années 1920 ? Qu'elle âge lui donnez-vous ?... Quinze ans ? Vingt ans ? Il en avait quatre cent cinquante ! ». Il ajoutait, ce que chacun savait déjà, qu'il n'y avait aucune image de lui. Il défendait qu'on le photographie ; même fixé par surprise il surexposait les clichés, et tous ceux qui, à son insu, s'y étaient essayés, avaient retrouvé leurs clichés voilés. Il racontait encore l'histoire Zen du jeune archer qui vient apprendre son art auprès d'un sage, lequel lui dit de poser un pou sur une corde et de le regarder jusqu'à « ce qu'il puisse voir battre son cœur ». C'était là, chacun l'entendait ainsi, l'allégorie de sa propre attitude devant la musique : atteindre, par l'humilité contemplative, aux battements infinitésimaux du son, cœur vibratoire de l'art.
On racontait qu'autrefois Scelsi venait en Rolls, conduit par un chauffeur, suivre les concerts des pensionnaires de la Villa Medicis. Par autorisation spéciale il garait sa voiture devant la loggia, contre la vasque au Mercure grec, à quelques mètres de la salle de spectacle dont on laissait les fenêtres ouvertes afin qu'il puisse entendre la musique sans quitter le cuir de son véhicule. C'était bien le symbole de la position qu'il avait eu dans le milieu musical : compositeur révolutionnaire mais ne se mêlant pas au peuple des musiciens. Les compositeurs italiens, majoritairement de sensibilité communiste, ne lui pardonnèrent jamais de jouir, par sa fortune, son titre de Comte d'Ayala-Valva, de cette forme d'extra-territorialité diplomatique. Scelsi, messager d'une nouvelle conception de la musique, était un envoyé du ciel — ou de ce qui y touche : les états spirituels du Tibet et de l'Inde —, près la cour des rois indigènes de nos contrées structuralistes. Les autochtones s'interrogeaient. Est-il vraiment cet ambassadeur mystique, ou un imposteur ? Pourquoi ne suit-il pas nos rites : l'écriture, le formalisme, les concerts de créations, les polémiques refondatrices ? Est-ce détachement ou raillerie s'il suit les concerts depuis sa Rolls, s'il fait écrire sa musique par un serviteur copiste, s'il se dit médiateur d'une imagination divine ? On douta qu'il n'en eût jamais écrit la première note. Suspicion qu'il entretenait volontairement car il ne montrait partition de sa main. Il improvisait, faisait improviser, enregistrait, méditait sur le son, pénétrait sa vie intime. Quelque tâcheron, comme Viero Tossati, se chargeait de la graphie.Ce dernier affirma, après la mort de Scelsi, être le véritable auteur de ces œuvres. Il était sans doute sincère, ne pouvant comprendre la création sans l'écriture. Mais sa propre musique, pâlement académique, contredit cette prétention. Il n'était pas Scelsi, pas plus que l'apprenti qui fait les drapés dans l'atelier du peintre, ne signe la toile du maître. (Je serais même tenté de croire que toute les imperfections — relativement à la radicalité du — que l'on entend dans les œuvres de Scelsi, on les doit à Tossati, ou à d'autres copistes. Comme cette soudaine irruption d'un glissando de la harpe à la fin du premier mouvement de Aiôn, évident pataquès qui dans un remugle de cuivres et de cordes graves, sonorité de nuit sur la terre au quarantième jour du déluge, fait soudain surgir le tic cristallin de la musique impressionniste. Et pour rien : pas de transmutation du timbre, pas de transport vers l'aigu, le sombre basalte des tam-tams et tubas bourdonne impertubablement.) Mais Scelsi s'en fut moqué : que lui importait, à lui l'envoyé des temps antérieurs à l'art musical, d'être compris des savants où l'avait conduit sa députation ? Savant ? c'est ignorant, selon le renversement mystique.
En ces terres de l'écrit, il était le messager de l'oralité perdue. L'âme musicienne transmigratrice approchant du nirvana, divulgant la voie de la musique véritable, qui vient de la bouche et du cœur, qui s'atteint par l'humilité et la contemplation. Mais peu à peu, face à la surdité de ses contemporains, musiciens de la main et du cerveau, orgueilleux, activistes, il s'était retiré au quatrième étage de son ermitage palatin, quelque part entre l'Antiquité et l'Orient, un verre de sherry à la main, discourant en français comme en quelque langue morte — le monde n'était pas près à entendre le son sphérique, ce serait pour la prochaine réincarnation. Restait l'humour, une forme d'espièglerie supérieure. « Non pas renoncement mais détachement » Octologo III
Un an plus tard, quand il vint à Royaumont, je l'accueillis un après-midi dans la bibliothèque où se déroulait un colloque tout entier consacré à son œuvre. Il s'installa dans un profond fauteuil de velours rouge, et comme je lui annonçais le sujet de la conférence, il répondit : « Ah ! on va parler de ma musique... », et sortant deux boules de cire d'une petite boîte, les enfonça profondément dans ses oreilles. Il s'endormit. La reconnaissance était venue trop tard, et peut-être trop soudainement adulatrice. A quatre-vingts ans passés, on glosait enfin sur son œuvre, que, sa vie durant, personne, hormis quelques amis, n'avait daigné interpréter. S'il se jouait de l'incrédulité de ses visiteurs en affirmant n'être pas l'auteur de sa musique, c'était autant la vérité profonde de sa position d'artiste-médiateur, qu'une défense contre le silence qui l'avait entouré.
Seuls parmi les musiciens, quelques interprètes l'avaient compris : la contrebassiste Joëlle Léandre, la violoncelliste Francès-Marie Uitti, les sopranos Michiko Hirayama, Luisa Castellani... Des femmes, bien sûr. Ces artistes logeaient chez lui, pendant des mois ; chaque jour ils travaillaient ensemble ; improvisaient, lui guidant, elles jouant ou chantant ; ils cherchaient ensemble de nouveaux timbres qui permettent à sa musique d'être toujours plus subtile dans la voie étroite qu'il avait élu : celle du son unique. La plupart de ses œuvres solistes sont nées ainsi, d'une approche artisanale, d'une exploration progressive des ressources quasi-vocales, intonatives, de l'instrument. Il ne faisait que poursuivre, en déléguant la pratique, ce que lui-même avait fait, seul, de longues années, à son piano. Mais le piano, ce do central du clavier sur lequel il vous demandait de trouver douze intonations différentes afin de juger votre véritable musicalité, ce do qui avait présidé à sa renaissance, ne se prêtait plus à la musique qu'il voulait faire entendre, épaissie par les micro-intervalles. Donc Scelsi laissait improviser, orientait, enregistrait, déléguait la notation. Il était rarement satisfait de la partition qui réduisait toujours la richesse intonative à des jeux de hauteurs, laissant, parce que l'écriture occidentale est ainsi, l'essentiel de sa musique (jeux de timbres, d'attaques, micro-intervalles, dynamiques...) dans les indications diacritiques. Pour écrire la musique qu'il avait pensée, il aurait fallu refondre tout notre système d'écriture.
Une seule fois il évoqua devant moi un problème musical concret : quand nous abordâmes les Canti del Capricorno, Chants du Capricorne, chants de lui-même, natif de ce signe, vaste cycle d'une heure pour voix seule, né de sa collaboration avec Michiko Hirayama. Je souhaitais organiser un cours d'interprétation sur cette œuvre à Royaumont, et la donner en concert. Cette fois-là, il sortit la partition, et me montra, enregistrement à l'appui, quelle distance il y avait entre l'écrit et la version chantée. Il me dit aussi que la chanteuse gardait une partition de travail où elle avait noté, avec des symboles inventés, toutes les inflexions vocales, les modes d'attaques du son, les vibratos, ports de voix... Mais elle aussi, comme Viero Tossati, pour des raisons sans doute plus sentimentales que musicales, voulait co-signer l'œuvre, ce à quoi Scelsi s'était refusé. En raison de ce divorce l'authentique partition des Chants du Capricorne resterait inédite. Il me demanda mon avis : comment écrire le plus précisément possible ce qu'on entendait dans l'enregistrement de Michiko ? Je lui conseillais le système de Ligeti dans les Aventures : une notation qui se sert de l'alphabet phonétique international où les consonnes donnent les attaques — plosives, fricatives, liquides, mouillées, rétroflexes, gutturales, et les voyelles, en exposant, la couleur des résonances, c'est-à-dire la conformation articulatoire des cavités pharyngienne, buccale et nasale ; ou mieux encore, une notation purement articulatoire, une tablature vocale, comme Schnebel le fit dans ses Maulwerke... Mais il m'opposa avec quelque raison qu'une notation inventée, même s'appuyant sur un système standardisé, est plus opaque encore que des signes inadaptés, mais connus. Il trouvait finalement que le seul moyen de connaître sa musique était de venir la travailler avec lui, et quand bientôt il serait mort, avec ceux qu'il avait formés. Il imaginait une longue litanie d'interprètes se transmettant son œuvre de bouche à oreille, en un long compagnonnage. Il imposait ainsi sa propre humilité devant les sons. Il fallait que ses interprètes, comme l'apprenti joueur de vîna, viennent chaque jour auprès du maître s'exercer à l'intonation juste des différents ragas. Alors elle serait plus qu'une improvisation mal notée, elle sonnerait comme l'écho lointain d'une tradition orale imaginaire que lui seul avait su maintenir, depuis Sumer. Songe, réminiscence de sa métempsychose, bruissement d'ailes traversant les ères, sa musique était son karma : déterminée par la mémoire de ses vies antérieures, se posant sur notre siècle comme un ange provisoire, ne pouvant étendre son plumage que dans l'ashram de l'amitié.
III
Un jour il me donna les clefs de sa musique. Il parlait de Léonin, de Pérotin, et sautant à pieds joints par dessus sept siècles de musique occidentale, il me dit reconnaître, là où tous saluent la naissance de l'art européen, le germe d'un intellectualisme qui ruinera à terme toute expression de la ferveur religieuse, l'instant où la musique meurt en oubliant sa voi(e)(x).Dès l'Ecole de Notre-Dame, quand notre musique sort de sa préhistoire grâce à la notation qui permet l'écriture polyphonique, elle devient pour lui un exercice intellectuel, profane, l'art d'organiser les notes ayant phagocyté la pratique spirituelle. Il ne voulait pas voir renaître un art sacré, une musique d'église, mais une conscience mystique de la sonorité. Il avait la nostalgie de l'oralité, une vision toute romantique du Moyen Age, qui faillit avec l'écriture gothique et la nota quadrata. Comme les philologues ont regretté qu'au XIIIe siècle, l'étymologie vînt polluer de lettres adventices une orthographe jusque-là en accord avec la prononciation, il voyait dans l'abandon du neume, simple support mnémonique de la ligne vocale, le moment où l'art s'engage dans une impasse sublime, mais tragique, perdant le sens du son. Dès cet instant plus de poitrine, du papier ! Des signes, choses infiniment plus légères que le souffle. Les voix s'élèvent, se croisent : elles ne se rencontrent plus. Ou selon des règles qui restreignent la liberté, la combinatoire suppléant à l'inventivité. La musique s'échaffaude, elle empile ses lignes en croisée d'ogive, cathédrale flamboyante, Spem in alium à quarante voix, contrepoint dodécaphonique : long reniement de sa simplesse première, de la courbe grégorienne liée à la respiration, au geste du danseur grec, à l'élan de notre corps luttant avec la pesanteur — arsis-thésis —, équivalent du plein-ceintre roman. Ayant commis cet hùbris : croire que la mélodie peut-être séparée du corps, que nous sommes des créateurs d'essence divine, libres de la physiologie, imaginant à partir des signes, c'est-à-dire ex-nihilo, les musiciens furent entraînés dans une fuite en avant vers toujours plus d'encre noire, de ratiocination, toujours moins de respiration spirituelle.
Aucune musique ne m'a bouleversé comme les organa de Pérotin quand je les découvrais chantés par David Munrow : vivre par le son le vieux rêve de l'homme-oiseau. Les voix tout à coup se détachent de la gravitation du plain-chant et se mettent à danser, aériennes, ivres et légères, virevoltant au-dessus de l'horizon de la teneur avec une joie de mouettes dans la tempête. Mais cet apesanteur vocale, me dit Scelsi, fut payée au prix fort : la perte de la voix, la disparition de son grain, la simplification de son intonation, l'interdiction des micro-intervalles... L'espace conquis au détriment de l'intériorité. Plus encore, à ce moment l'intellect avait vaincu la foi, l'orgueil des bâtisseurs remplaçant l'humilité des chantres. Toute l'histoire de notre musique il la voyait comme une tour vertigineuse qu'il allait ébranler. Pérotin, Bach, Schoenberg : architectes de Babel ! Mais rien ne peut résister à Dieu qui est dans les sons. Et Scelsi n'était pas dieu, mais sa voix de stentor. Maintenant je l'invitais à Royaumont : pied-de-nez du destin. Il revenait, au terme d'un cycle millénaire, recommencer la musique là même où elle avait fini. L'abbaye royale de l'ordre de Cîteaux, bâtie par ces moines qui ont codifié la pratique vocale, excluant du chant tout ce qu'il voulait réintroduire ; Royaumont, proche aussi de Chantilly, du célèbre Codex, première apothéose de la cérébralité contrapuntique ; Royaumont, symbole en raccourci de cette déchéance qui de l'abandon du plain-chant mène droit au sérialisme intégral (notre Ars subtilior) : Royaumont allait trembler aux trompettes d'I Presagi — ce qui reste de la ruine tomberait comme Jéricho.
Il n'y a pas beaucoup de pages, dans toute l'histoire de la musique, qui ont la puissance du final d'I Presagi. Tremblement d'air, surrection terrestre. Nous suffoquons dans un vent de sable venu de Chaldée. La vibration tellurique de l'ostinato comprime les molécules de gaz, qui, flocculant, nous recouvrent de cendres. L'atmosphère prend la consistance de la pierre ponce. Ou de l'argile, car peut-être est-ce l'orage, et royaumont de briques crues, fond sous le déluge. Nous sommes dans un torrent de boue, une nuée ardente, tout disparait dans un changement d'état de la matière : le gaz métallisé, la pierre se liquéfiant ; le son, sédiment, nous, ses fossiles.
Que de cuivres dans Scelsi, que de cités détruites par le son ! Yamaon prophétise au peuple la conquête et la destruction de la ville d'Ur ; Uaxuctum : légende de la cité Maya, détruite par eux-mêmes pour des raisons religieuses ; I Presagi, musique sumérienne où s'effondre Uruk, Ur, ou Babylone ; Okanagon, bourdonnement de la terre.Scelsi disait écrire sous la dictée de dieu : il portait deux divinités en lui. Un dieu terrible qui use de la toute-puissance du son pour jeter bas notre cité imaginaire, les jardins suspendus de la polyphonie. Mais aussi un dieu du détachement, de la sérénité, de la méditation, qui invite à pénétrer le son en laissant à la porte notre savoir comme d'inutiles sandales. Pranam, cette inclination, les mains jointes sur la poitrine, par lequel on vous salue, en Inde ; les litanies de Kya ; le premier mouvement de l'Immuable : le « Om » de Konx-Om-Pax. Il était araméen et tantrique ; Yavhé, Çatka. Mais il n'avait qu'un message : tout ce que vous avez bâti est orgueil, écouter vibrer le son, et votre musique retournera à sa poussière.Le vieux monsieur me resservait un doigt de sherry. « Faire de l'Art sans art. » (Octologo VI)
Sa main tapotait l'accoudoir ; son regard avait perdu toute ironie ; la mondanité s'évanouissait dans cet entretien sur la pluralité des mondes. Qu'il entrât en lévitation ne m'aurait pas étonné plus que ses paroles, mon scepticisme n'était plus de mise. La tchoubétcheïka se mit à luire, comme le chapeau du farsi, « d'une splendeur plus qu'orientale ». J'aurais voulu être un enfant de dix ans pour savoir accueillir, moi aussi, quelque roi de la première dynastie d'Ur, à l'heure de l'apéritif ; voir Alexandre, revenu de Bactriane, toucher l'orgue de son requiem ; Calligula, en son palmier, nous observer depuis le Palatin. Vénus, Achille, Charlemagne, Yamaon, Grégoire de Nazianze, Jani Christou, danser avec nous les trois danses de Shiva, les quatre métamorphoses de Vishnu, suivre le battement rituel du cœur de la terre, assister à la naissance du Verbe. Les portes de Lhassa s'ouvraient. Par une fente du ciel, dans la pluie des clochettes d'or, s'élevait le « Om » mystique : paix ! trois fois paix ! chantaient les girafes du Dali en louange à Brahmâ.
Avant de l'avoir rencontré, j'avais considéré que sa musique était essentiellement cela : une recherche sur le timbre, une variation infinie des articulations du son, de ses attaques, ses intonations, son grain, ses harmoniques, de l'ampleur des tessitures, des dynamiques, ou de la densité de la matière sonore ; de tout ce qui forme la vie interne du son, les mouvements secrets de la couleur instrumentale, les plus infimes inflexions du phrasé, et qui, jusqu'à lui, n'avaient pas été consciemment exploité. Certes ! mais quelle vision de physicien pour parler d'une aventure mystique ! On ne peut rien entendre à son œuvre si l'on ne croit pas à sa fureur exterminatrice de dieu du déluge, à son ataraxie de Bouddha. Et pas plus que les autres je ne suis capable d'y croire, sauf dans le transport du souvenir.L'a-t-on mieux compris en France qu'en Italie, où on l'ignore absolument ? On voudrait, chez nous, l'insérer dans l'évolution musicale du siècle où par hasard il s'incarna ! Lui trouver des modèles : Scriabine, Varèse ; des continuateurs : Murail, Lévinas, Grisey, Cerha, Ligeti... Mais sa recherche sur le son qu'on explique par l'esthétique et l'histoire immédiate, relève en fait d'un court-circuit. Sa généalogie reste elliptique. Sa présence énigmatique. A tout prendre il vaut mieux nier son existence, lui qui ne fit que passer.Mourir le 9 août 1988 ! Dépasser d'un jour la date magique du 8/8/88, quand c'était son chiffre, l'ƒ redressé, le jour faste où tous les superstitieux convolèrent : jusqu'à la fin il avait voulu sourire.
Nerval, dans son Voyage en Orient, raconte qu'ayant gravi la pyramide de Chéops, il rencontre au sommet un Allemand. Ils vont tous deux dans les entrailles du monument ; Nerval rêve d'y représenter La Flûte enchantée de Mozart. « Imaginez-vous la voix tonnante de Sarastro résonnant du fond de la salle des Pharaons... les sons de la flûte magique à travers ces longs corridors... l'effroi de Papageno, forcé, sur les pas de l'initié son maître, d'affronter le triple Anubis... » Mais l'Allemand lui raconte les quarante et un jours de jeûne qui attendent l'initié au sortir des épreuves, les dix-huit jours de silence, les neuf jours à coucher derrière la statue d'Isis, et, quand enfin on lève le voile sacré qui couvre la déesse « au moment où il tendait les bras pour la saisir, elle s'évanouissait dans un nuage de parfums... Ses rêves allaient la lui rendre. » Si vraiment, du plus profond de la musique de Scelsi, quarante siècles nous contemplent, voudrait-on s'en servir pour sortir de la problématique décennie d'après guerre ? Ces jeunes compositeurs de la Villa Médicis qui vers 1974 le rencontrèrent dans sa Rolls — Lévinas, Murail, Grisey —, qui vont bientôt créer l'Itinéraire en réaction à l'Ensemble intercontemporain, élever le spectre contre la série : est-ce une histoire égyptienne ? Quel splendide quiproquo ! La musique spectrale naît au 8 via San Teodoro ? Anubis, moqueur, vous a conté cela ?
IV
Nous montions sur sa terrasse parmi les pots de lauriers-roses. Le soleil allongeait les pins du Monte Caprino, un soleil rond comme le son, rond comme son paraphe. Grisey vint sans doute s'asseoir ici, dans les early seventy's, habillé comme on le voit sur la pochette d'un enregistrement de Partiels : une tunique indienne brodée sous une veste afghane. On imagine les pattes d'eph, on sent le patchouli... Grisey-Scelsi, c'était flower-power à Katmandou contre Lhassa ville interdite. Certes le flambeau passait, une anastomose du temps reliait à Rome, Ur et Paris. La musique du IIIe millénaire devint celle du XXe siècle : personne mieux que Grisey l'Initié ne saura poursuivre l'œuvre de Scelsi. Ni Murail, trop voisin de Messiaen, ni Lévinas, trop théâtral, n'auront son approche, authentiquement scelsienne : par la note unique, c'est le temps qui s'immobilise. Le spectre c'est aussi l'éternité sans forme. Mais quel malentendu pour nous qui ne sommes pas mystiques. Ils partageaient un joint : même chanvre ; chacun ses visions. La science du spectre n'est pas la mystique du son. De la statue d'Isis, encore une fois : que son parfum.
Loin de moi mon semblable enfant glorieux du lendemain
Loin de moi le cri des trompettes l'espoir et l'espace
Je vais dans un pays sans nom sans chiffres et sans mots sans phrases et sans pièges où règne le fou rire
rêver la mort des rêves.
En raison de la radicalité de son langage, Scelsi est sans modèle et restera sans descendance, sinon tristement épigonale. Et qu'il ait été sans modèle explique aussi combien cette musique est tardive dans sa carrière, et bref l'instant de sa perfection. Scelsi commence à composer vers 1928. Il est futuriste, il est schoenbergien, il est sériel, il est contre la série, il s'inspire de l'Inde ; il est beaucoup de choses, mais il n'est pas lui-même. Il connaît le succès, de grands artistes le joue : Pierre Monteux, Roger Désormières, Nikita Magaloff... On l'oublie ; s'en rappelle. Ce qu'il fait de mieux sont des poèmes aphoristiques et surréalistes, publiés chez Guy Lévis-Mano. Finalement vers le milieu des années 1950 (peut-être avec Preghiera per un' ombra pour clarinette, puis ses pièces solistes pour cor, trompette, violoncelle, trombone...) il trouve son langage. Naissent quelques chefs-d'œuvre pour petits ensembles : Yamaon, I Presagi, Quattro Pezzi su una nota sola, Trois Chants Sacrés et Trois Chants Populaires, Kya. La radicalité des Quattro Pezzi le fait connaître, mais le message survient trop tôt pour ce monde musical où tous sont encore à se repaître de complexité sérielle. C'est une œuvre parfaite, mais il ne peut la répéter. Dans les pièces suivantes, sans la moindre baisse de qualité, reviennent des traces de mélodies. Pendant six ans encore sa musique fléchie sous le poids des réminiscences traditionnelles. Il n'affirmera son langage, dans toute sa radicalité, qu'entre 1960 et 1973, le sommet de sa création, quand son vocabulaire tout à la fois s'épure et gagne en puissance. C'est l'époque des grandes œuvres orchestrales et chorales (Hurqualia, Aiôn, Hymnos, Pfhat, Konx-Om-Pax), et des quatuors. Il vit encore quinze années où ne composant presque plus, il commence à recueillir les bénéfice de son génie. L'adulation réactive qui naît autour de lui n'est pas encore éteinte. Il semble qu'on ait encore trop à découvrir pour déjà commencer la critique. D'où le respect parfois absurde, la ferveur quasi-religieuse des admirateurs de sa musique. Pourtant le moindre bon sens montre que l'ambitus de son vocabulaire est des plus limité (ce qui fait aussi qu'il est le plus original).
Il me faut préciser ceci (car les scelsiens deviennent une véritable secte à laquelle je ne veux pas appartenir, bien que je défende sa musique depuis des années) : je n'ai pas une admiration sans borne pour Scelsi. Sa musique est inégale, l'homme est suspect. Il m'a été antipathique par son côté mystificateur et ses apophtegmes du haut de sa sagesse hindoue. Et là, quand je relis dans son Octologue « Ne pas penser, laisser penser ceux qui ont besoin de penser », cela me semble le programme même de l'obscurantisme. Ou encore cette muselière pour intellectuel : « N'amoindrissez pas le sens de ce que vous ne comprenez pas ». Autrement dit : si vous comprenez que je suis un charlatan, je dirais que vous êtes un idiot.
Mais de Scelsi encore, ce texte : « Je dirai qu'en général la musique classique occidentale a consacré pratiquement toute son attention au cadre musical, à ce qu'on appelle la forme musicale. Elle a oublié d'étudier les lois de l'Énergie Sonore, de penser la musique en termes d'énergie, c'est à dire de vie, et ainsi elle a produit des milliers de cadres magnifiques, mais souvent assez vides, car ils n'étaient que le résultat d'une imagination constructrice, ce qui est très différent de l'imagination créatrice. Les mélodies même passent de sons en sons, mais les intervalles sont des abîmes vides [...]. » Texte qui, si l'on excuse la phraséologie Yoga Ying Yang de l'énergie, contient une idée juste (l'opposition construction/création) et une belle image (l'abîme des mélodies).
L'extrême difficulté d'interprétation de la musique de Scelsi vient de là : il n'y a plus de cadre, juste le flux. Entre la micro-structure et la grande arche de la forme : rien de pertinent — ni mélodie, ni harmonie, ni rythme, ni phrase (ou plutôt ces choses apparaissent parfois dans ses œuvres comme les résidus d'un style ancien, contradictoire avec son langage, et qu'il faudrait alors, si possible, passer sous silence), aucune agogique, aucune évolution ni même transmutation —, seulement l'accumulation progressive et brièvement résolue d'une tension. Et les musiciens dont tout l'apprentissage se fait sur le phrasé, les techniques de passage d'une note à l'autre, l'attention à la courbe des phrases, la maîtrise des accords, se trouvent confrontés à la note unique, non seulement démunis de tout repères mais encore privés de la possibilité d'exercer leur technique dans cette terræ incognita. Alors ils tentent d'appliquer à ce qui reste, la microscopie du son, les recettes qui conviennent aux phrases, et ils forcent les inflexions, les jeux de couleur, jusqu'à essayer de leur donner la signification d'une mélodie ou d'une modulation : la musique de Scelsi n'y résiste pas. Souvent je l'ai entendue, mal en place, trop appuyé, et cette musique incantatoire, envoûtante, devenait emphatique et dévitalisée. Car seuls les détails comptent, et la grande ligne : ce souffle sonore établissant progressivement une tension unidirectionnelle et sans rupture ; ce parcours en arche excentrée animé d'un lent crescendo d'intensité et de densité sonore culminant peu avant la conclusion ; cette lente dramatisation du son débarrassé de toute rhétorique musicale qui nous envoûte peu à peu, empêchant toute conscience, tout détachement, focalisant notre écoute sur la note en train de vivre sa vie corpusculaire, jusqu'à ce que, emporté par ce courant ascendant, nous entrions véritablement en extase, transporté hors de nous au sein de la musique.
On ne parle à son sujet que de la « note unique », du « son sphérique », mais alors on passe sous silence toute sa production antérieure à 1954, et même son ultime pièce, le Cinquième quatuor, composé en 1984 après huit ans de silence. L'on néglige de voir que sa pensée n'est pas monadique, mais duale ; son agogique binaire : tension-détente, accumulation-évaporation, progression-résolution, méditation-destruction, et toujours le contraste abrupt. Faible registre expressif, mais fascinant par l'excès dans le déchaînement des forces sonores, comme par la soudaineté de leur suspension. Fureur ou sérénité : équanimité jamais. L'ensemble de sa production se laisse aussi classer par opposition : les pièces sur une seule note, comme les Quattro Pezzi, ou mieux encore le Quatrième quatuor. Une seule note, un do, mais épais, allant d'un si haut à un ré bémol bas. Il faut huit portées pour noter ce contrepoint d'inflexions sur une seule hauteur, étrange polyphonie monophonique. Konx-Om-Pax, Hymnos, Pfhat, relèvent aussi de cette catégorie, et s'opposent aux pièce mélodiques (Pranam II, Kya, Hurqualia, Yamaon...) où l'inflexion microtonale demeure mais dans un ambitus moins focalisé. S'opposent également les œuvres de destruction, les tremblements de terre sonores : Yamaon, I Presagi, Uaxuctum, Okanagon... et les œuvres du recueillement, de la prière : In nomine lucis, Pranam I... Les œuvres de l'immobilité (Anagamin, Xnoybis...), et celles de la danse (Taiagarù, Ko-Tha)...
Des cent vingt œuvres de Scelsi (il paraît qu'on en découvre encore dans ses papiers), on peut n'en retenir que quelques dizaines. Oublier les pièces Honeggeriennes comme Rotative, néo-bergienne comme son premier Trio, et ne garder de sa période dodécaphonique que les Quattro poeme pour piano de 1936. La Naissance du Verbe ? Cette cantate pour chœur et orchestre de 1948, première grande œuvre de Scelsi, créée à Paris par Désormières lors d'un concert en hommage à la violoniste Ginette Neveu qui venait de mourir dans l'accident d'avion où disparut aussi Marcel Cerdan, n'a pas été jouée depuis. La bande de ce concert à disparue des archives de la radio. Scelsi ne souhaitait pas vraiment qu'on l'exhume. Il faut rejeter encore presque toute son œuvre pianistique (arrêtée en 1956), les suites, les sonates, puisque l'instrument tempéré ne peut pas convenir à son langage ; la majeure partie de ses pièces solistes, qui ne passent pas le stade de l'improvisation transcrite ; même sa musique vocale ne s'éleve pas toujours au-delà de l'expérimentation (dans les Canti del Capricorno) ou ne parviennent à transcender la nostalgie grégorienne (Antifona), mais quelques chœurs sont sublimes. Enfin dans tous les genres où il excelle il y a de nombreux déchets : on gardera le Quatrième quatuor (et peut-être le Troisième) sur cinq, Konx-Om-Pax mais pas Uaxuctum, Kya ou Pranam II mais Les Funérailles d'Alexandre ? Son œuvre est absolue : absolument belle ou absolument ridicule ; elle n'est jamais moyenne. Reposant sur le rejet de toute la musique depuis le XIIe siècle, elle ne peut être qu'inimitable — qui aurait sa folie iconoclaste ? — tout comme elle ne supporte pas d'être imitative. On aime entendre Mozart chez Beethoven, et Beethoven chez Brahms, et Brahms dans Schoenberg. Le pouvoir d'assimilation et de dépassement est le propre de tout chef-d'œuvre, sauf pour Scelsi : les réminiscences y sonnent comme des impuretés.
Musica Falsa n°1, 2, 3 et 4, Paris 1997-1998
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