Texte cité dans

Entretien avec Emmanuel Nunes

par Brigitte Massin

1 juin 1992


Brigitte Massin : Vous semblez suggérer, dans certains de vos écrits, qu'il y a dans votre musique un aspect non pas religieux, mais sacré — obligeant à un regard en profondeur ?

Emmanuel Nunes : Quand j'en parle, c'est plutôt par rapport à ce que je crois être l'essence même de l'œuvre artistique. Ce qui tient peut-être du sacré dans ma façon de voir, c'est que je crois infiniment aux œuvres. Je crois aux pièces en tant qu'organismes vivants, en tant qu'organismes qui naissent, vivent et meurent. Et selon leur santé intérieure, ils vivent beaucoup, ou ils meurent très vite. Il y a une usure, mais aussi une résurrection des œuvres. Cela dépend de leur degré de perfection — de leur perfection au sens organique...

BM : Vous avez peu écrit pour la voix. Mais dans une de vos premières œuvres vocales Minnesangvous avez utilisé des textes du mystique allemand Jacob Boehme...

EN : Quand j'étudiais à Cologne, j'ai suivi les cours de phonétique de Georg Heike. Et j'avais à l'époque pas mal de projets quant à la manière de traiter la voix et la parole. Des projets qui étaient peut-être trop idéalistes — un désir trop profond qui n'arrivait pas à s'assouplir dans une pièce.

En 1975, j'ai beaucoup pratiqué les textes de Jacob Boehme, de Maître Eckhart, et de la Bible — surtout de l'Ancien Testament. Non pas en tant que pratique mystique, mais comme lecture, comme appui aussi, pour moi-même.

Les textes de Boehme ont un caractère mystique, mais je n'ai jamais eu l'intention d'écrire une musique mystique. Pour ne pas les trahir, il importe de garder une extrême modestie par rapport à ce que l'on appelle à tort et travers des pensées mystiques.

Peter Szendy : Les titres de certaines de vos oeuvres renvoient à la symbolique de la Kabbale : Tif'ereth, Chessed...

EN : J'ai été invité en 1979 par le festival Testimonium en Israël. Ce festival était dirigé par Recha Freier, qui avait décidé cette année-là de commander des œuvres sur des textes de la Kabbale et du Zohar. Je travaillais à une pièce pour quatre groupes instrumentaux, sur le matériau d'Einspielung I. Je voulais — peut-être pour la première et la dernière fois dans mon œuvre — qu'elle commence par une texture pratiquement indécryptable à l'écoute, un « magma » sur lequel il n'y aurait presque pas de contrôle auditif possible. Cette texture n'est cependant pas aléatoire — elle est basée sur des imitations dans toutes les octaves —, mais elle tourne sur elle-même : on n'arrive pas à la différencier. Il s'agissait, dans le déroulement même de la pièce, de rendre audibles les dimensions qui y sont comprises, mais que l'on n'entend pas quand elles sont toutes présentes en même temps. Recha Freier m'a envoyé un texte du Zohar sur la mort d'un rabbin dont le corps était entouré de lumière — une lumière tellement intense que l'on devenait aveugle. J'ai trouvé une coïncidence entre cette description et la manière dont je voulais éclairer cette texture au long de la pièce.

Et comme toute la pièce était basée sur le chiffre 4, et que ce chiffre, dans l'arbre de la Kabbale, c'est Chessed — ce qui veut dire bénédiction, ou grâce —, j'ai choisi Chessed comme titre de l'œuvre.

PS : Quel est le rôle du nombre dans votre musique ?

EN : C'est un rôle à la fois inconscient et provoqué. Il y a des œuvres où un chiffre se retrouve à plusieurs niveaux : soit dans le nombre d'instruments, soit dans la façon de traiter certains rythmes,... Pour moi, Musik der Frühe, Nachtmusik et Wandlungen sont liés, d'une manière chaque fois différente, au chiffre 5. Duktus est basé sur le chiffre 7, tant au niveau harmonique qu'en ce qui concerne les groupes de timbre...

Mais le nombre n'a jamais, dans mes pièces, un caractère de totalité. Il ne s'agit pas d'une démarche sérialisante, au sens où elle n'est pas globalisante. Ce sont plutôt certains aspects qui sont soutenus par le nombre...

C'est vrai, j'aime beaucoup les nombres...

PS : Et leur symbolique dans la Kabbale ? Ou est-ce plutôt une coïncidence ?

EN : Oui. Je sais qu'il y a une certaine réflexion autour des nombres — je la ressens souvent moi-même —, mais elle ne m'obsède pas. Elle vaut ce qu'elle vaut...

PS : Vous verriez plutôt dans le nombre un potentiel — au sens platonicien ?

EN : Oui, il y a beaucoup d'aspects de la pensée de Platon qui me sont très proches. L'eidétique, l'idée comme potentiel et son actualisation : pour moi, c'est là une manière d'être. Tous les chemins entre un potentiel globalisant et une actualisation réductrice...

BM : Le titre de votre cycle auquel vous travaillez depuis 1978 — La Création — a-t-il à voir avec cette idée de l'œuvre comme organisme vivant ?

EN : J'ai écrit une dizaine d'œuvres avant La Création, qui forment aussi un cycle. Mais ce cycle n'a pas de nom, parce que je ne lui ai jamais trouvé son juste baptême... Dans ce premier cycle, il y avait quatre notes-pivots — un anagramme musical — qui constituent une sorte de subconscient harmonique sous-jacent à toutes les pièces. Ces quatre notes sont déjà présentes dans la première œuvre du cycle, intitulée Omens [Présages]... Et ces quatre notes m'ont poursuivies dans toutes les pièces que j'ai composées par la suite.

PS : Ces quatre notes forment-elles ce que vous avez appelé des « toniques multiples » ?

EN : Oui, mais il s'agissait d'un concept plus général que j'avais énoncé. Ce qui m'intéresse, c'est d'avoir des pivots, des toniques, qui n'ont cependant rien à voir avec le monde tonal. Des toniques qui évoluent et créent des gravitations plus ou moins évidentes, comme dans des systèmes atomiques.

Mais pour en revenir à La Création, il s'agissait vraiment d'une coupure avec mon premier cycle. A tel point que dans Nachtmusik I, un des principes générateurs de l'œuvre est justement l'absence de ces quatre notes. Elles sont volontairement bannies de la pièce : j'ai voulu savoir comment je vivrais sans elles. C'est une œuvre négative par rapport au premier cycle, et positive par rapport au second.

Si je devais définir la différence majeure entre les deux cycles, je dirais que dans le premier, il y a une ambiance harmonique générale commune, ainsi que beaucoup d'éléments quasi biographiques. Dans La Création, il s'agit plutôt d'un travail sur le langage — surtout du point de vue du rythme. Ces aspects rythmiques ont d'ailleurs une origine très simple ; je me suis demandé : que se passe-t-il lorsque l'on a des périodicités qui se superposent de manière cyclique ? Si l'on se représente un total rythmique originel comprenant toutes les périodes possibles, on n'entend plus qu'un continuum arythmique. A partir de là, il est possible d'extraire des attaques de ce total rythmique originel, au lieu de composer des rythmes ex nihilo...

BM : Les termes que vous employez pourraient décrire le travail avec la bande magnétique...

EN : Je ne crois pas que ce soit nécessaire d'établir une relation entre ce que je viens de dire et la musique électro-acoustique. D'ailleurs, il n'y a aucune prédominance des moyens électro-acoustiques dans l'ensemble de mes pièces : une majorité d'œuvres n'utilisent que des moyens instrumentaux. Lichtung est en fait la première pièce pour laquelle je n'autorise pas de version sans moyens électroniques : elle n'aurait plus de sens. Mais, aussi bien dans Wandlungen que dans Nachtmusik, l'électronique est employée ad libitum.

PS : En 1985, vous avez fait un séminaire à l'Ircam sur le thème de l' « attitude instrumentale » : s'agit-il d'une attitude opposée à l'électronique ?

EN : Non. Il s'agissait de mon attitude par rapport à mon travail de compositeur. Je voulais parler du caractère d'instrumentalité, du caractère artisanal de la composition d'une pièce. Par exemple, quand un interprète travaille un certain passage, il le travaille hors-temps, pour arriver à une sonorité parfaite ; c'est un élément acoustique presque indépendant. Puis il y a le déroulement de la pièce : comment va-t-il intégrer son travail du passage dans l'œuvre entière ? Pour moi, il y a là beaucoup de parallèles avec la démarche du compositeur. C'est pourquoi je parle souvent de différents temps à l'intérieur d'une pièce : il peut y avoir une discrépance énorme entre un « plongeon » de plusieurs jours pour arriver au bout de quelques mesures, et une écoute réelle irréversible qui ne dure que quelques secondes. Quand on compose, on doit sans arrêt se livrer à une véritable virtuosité temporelle : se placer à la fois dans une vie de plusieurs jours de travail, et une vie de quelques secondes qui passent...

PS : Que deviennent ces rapports temporels dans une oeuvre comme Quodlibet, où vous avez utilisé des matériaux de vos pièces d'époques très différentes ?

EN : Ils n'y sont ni plus, ni moins complexes. Quodlibet est un genre de kaléidoscope de matériaux — mais non pas de citations. Et je me suis rendu compte qu'inconsciemment, il existait des aspects permanents quant au geste, dans des œuvres qui avaient dix ou quinze ans de distance.

BM : Quodlibet nous amène du reste à une notion capitale chez vous : l'espace. Avec cette volonté manifeste d'agrandir l'aire sonore...

EN : J'ai commencé, en 1971, un doctorat en musicologie avec Michel Guiomar, un doctorat que je n'ai pas terminé, parce que je composais de plus en plus — non pas en quantité, mais en temps de travail. Ma thèse portait sur Webern en général, et sur la Deuxième Cantate en particulier. Et j'avais essayé à l'époque de développer une idée de l'espace, non pas uniquement physique, mais aussi à l'intérieur de l'œuvre — une idée liée pour moi à celle de forme ouverte. Je conçois en effet une notion d'espace au niveau de la composition elle-même, dans ce que j'ai appelé une fois le contrepoint des paramètres. Si l'on prend, par exemple, les trois paramètres de la hauteur, du rythme et de la dynamique, chacun peut avoir dans l'œuvre une évolution qui ne coïncide pas. Un peu comme une invention à trois voix. On travaille l'évolution rythmique d'une manière parfois totalement indépendante de celle des hauteurs. Et la dimension dynamique n'est pas là uniquement pour aider les deux autres — ses points d'éclatement ne coïncident pas nécessairement avec les deux autres. C'était pour moi, à l'époque, une première approche du problème de la spatialisation.

De la même manière, dans un tableau, il y a un espace intérieur, créé par le travail sur les différentes dimensions de la couleur, de la perspective, par le contrepoint entre ces dimensions : ce n'est pas un espace réel, c'est un espace réel à l'intérieur de l'imaginaire.

Dans Tif'ereth, j'ai essayé de travailler de groupe à groupe, avec ce que j'ai appelé toutes les chorégraphies possibles : la musique peut changer très rapidement d'un groupe à l'autre - ou au contraire très lentement, de manière à ce que l'on puisse suivre ce mouvement. Et c'est l'écriture contrapuntique qui est à la base de certaines possibilités de spatialisation : les motifs horizontaux ont des décalages différents d'un groupe à un autre. Une façon de travailler — par déphasages, par retours sur soi, comme dans le canon et la fugue — qui a beaucoup à voir avec une certaine conception de la spatialisation.

Mais, dans tout ce que je viens de dire, on reste plus ou moins lié à la salle. Ce que j'aime beaucoup, d'ailleurs : chaque fois que j'entre dans une salle ou dans une église, j'ai envie de mettre un musicien à tel ou tel endroit pour écouter ce que cela donne — c'est une manie !

Avec Lichtung, ce qui était nouveau — et ce qui reste pour moi à travailler — c'était le rapport entre la vitesse de déplacement dans l'espace, le rythme et le timbre : sans aucune transformation électronique, si un instrumentiste joue un son sur scène que je projette dans l'espace avec des rythmes composés, il se crée des phénomènes de timbre qui sont uniquement le fait de sa vitesse de déplacement. Il ne s'agit pas de faire une pièce uniquement dans le but d'une telle recherche : cela, je peux le faire sans musique. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment, par rapport à mon univers de compositeur, cela peut à la fois me faire avancer intérieurement et me faire revenir à moi-même. C'est seulement à cette condition que l'on arrive à composer avec des moyens nouveaux. Une œuvre musicale est à la fois en deçà et au-delà de la recherche.

PS : L'idée d'une séparation des paramètres — voire celle d'un contrepoint de paramètres — me semble être liée, dans une certaine mesure, à une pensée sérielle. Quelle a été l'incidence du sérialisme sur votre œuvre ?

EN : Je préfère parler d'œuvres sérielles plutôt que de sérialisme. Les textes de Boulez, par exemple, ont souvent été compris dans un sens qui ne correspond pas à ses œuvres. Mais dans les œuvres sérielles majeures, il y a le plus souvent une harmonie plutôt qu'un contrepoint de paramètres. L'agencement des dimensions, même quand elles sont traitées séparément, reste très « harmonique » : les coïncidences structurelles — les manières de faire ressortir, ou, au contraire, de masquer certains éléments de la structure — sont assez verticales.

Quand je parle d'un contrepoint de paramètres — et je ne sais pas si je l'ai réussi ou pas —, l'idée est la suivante : les points d'aboutissement, à l'intérieur de chaque paramètre, ne sont pas organisés par rapport aux autres ; il peut y avoir une accumulation de timbres ou d'intensités à un moment où, au niveau des hauteurs, il n'existe aucun point structurel important. Mais ce genre de déphasage entre les paramètres n'est certainement pas anti-sériel. Les réactions aux théories qui sous-tendent les œuvres sérielles majeures sont du reste le plus souvent très pauvres, et d'une grande ignorance ; elles ne m'intéressent pas...

PS : Vous avez également souvent insisté sur la nécessité de maintenir un paramètre constant pour soutenir le développement d'un passage — comme une pédale...

EN : Quand il y a une grande activité au sein de certains paramètres, il est très important d'avoir une fixation au niveau d'autres paramètres. Pour pouvoir mesurer la distance entre la permanence et le changement...

PS : C'est ce que l'on ressent dans Minnesang, où le travail sur le texte et sur les formants rythmiques est soutenu par la présence exclusive de deux notes pendant près de la moitié de l'œuvre...

EN : Oui, dans toute la première partie, il n'y a rien que mi et sol# . Et je dois dire que si j'avais pris un autre intervalle, je n'aurais pas composé de la même manière : pour moi, les intervalles sont des entités extrêmement autonomes, ils ont une personnalité. Dans la thèse que je devais faire sur Webern, je parlais des différentes instances de l'intervalle : une tierce majeure théorique, une tierce majeure dans tel registre, une tierce majeure redoublée sur deux octaves... Pour moi, cela joue beaucoup dans la constitution du discours. Dans Minnesang, la tierce majeure était une fatalité, un anagramme...

BM : Quelles sont, en musique, vos affinités électives ?

EN : Evidemment, il y a des moments dans ma vie où je fréquente certaines époques plus que d'autres : le chant grégorien, Monteverdi, ou d'autres madrigalistes comme Gesualdo ou Vecchi. Et Bach, cela va sans dire, que j'ai voulu étudier le plus possible : on ne peut pas tout apprendre d'un compositeur, mais on essaie.

Chez Beethoven, il y a un aspect qui me touche très directement : ce sont les mouvements lents, dans lesquels le travail rythmique est extrêmement poussé — presque comme des rubatos écrits. J'ai aussi une affinité particulière avec Schubert. Dans la Grande Symphonie, je vois comme un saut en avant — des prémonitions : on peut y entendre beaucoup de Mahler... Dans les deux sonates posthumes pour piano — en si bémol et en la majeur —, on dirait quelquefois que vous assistez à la composition même de l'œuvre : comme une recomposition dans le temps de l'écoute. Ce qui arrive aussi chez Beethoven.

Je n'ai jamais oublié qu'un jour, à l'époque où l'on travaillait sur Momente, Stockhausen avait donné comme exemple de pensée ouverte certains des derniers quatuors de Beethoven, où l'on a vraiment l'impression de suivre le processus de la création — comme si le compositeur disait : si je procède de telle manière, cela sonne ainsi, mais si je procède différemment, cela donne tout à fait autre chose...

PS : Vous avez également parlé du madrigal à propos de Machina mundi...

EN : Oui, dans les madrigaux, très souvent, il n'y a pas d'incidence directe du contenu sémantique du texte sur la manière de composer. Un madrigal guerrier n'a pas nécessairement une technique d'écriture très différente de celle d'un madrigal d'amour — sauf peut-être au niveau du rythme. Dans Machina mundi, le traitement du chœur n'est pas a priori dépendant du contenu du texte. Par contre, le rythme du chœur est parfois totalement lié à la prosodie. Surtout dans les parties I et IV, où les rythmes sont issus de ma lecture du texte : le chœur procède à une déclamation harmonique.

BM : Dans cette œuvre, vous célébrez aussi un des plus grand poètes portugais — Luís de Camões...

EN : J'ai mon point de vue sur les découvertes portugaises, sur l'esprit portugais de l'époque. Et Les Lusiades de Camões ne sont pas uniquement un poème épique ; il existe une dimension critique dans les descriptions dramatiques de ce qu'a été la conquête maritime. Lui-même a navigué — ce n'est pas un poète qui est resté chez lui : il a connu des naufrages, il a perdu un œil dans une bataille... La façon dont j'ai recomposé ces textes reflète d'ailleurs certainement mon idée des découvertes.

BM : Quand vous commencez une œuvre, avez-vous une notion exacte de ses dimensions ?

EN : En ce qui concerne la rédaction de chaque partie, c'est rare que je ne sache pas la durée de telle section, au niveau local. Mais en ce qui concerne l'agencement des parties entre elles, cela dépend des œuvres. Je suis très lié au matériau que j'ai choisi. Un peu comme pour certains écrivains : une fois le personnage créé, c'est lui qui vit, et l'écrivain suit...

On ne peut pas toujours composer avec des relations de cause à effet pleinement conscientes : ou bien les conséquences de certaines décisions viennent automatiquement, ou bien elles ne viennent pas du tout. J'ai souvent remarqué dans les pièces des compositeurs de ma génération qu'après quelques mesures très belles, tout se passe comme si l'on n'avait pas su qu'elles étaient réussies : cela continue « à côté »... Un manque d'intuition quant à la portée du geste.

Et cette notion de portée du geste est fondamentale. A chaque moment, je suis libre, mais d'une liberté conditionnée par la réalisation formelle. Dans les Lieder de Schubert, il existe des imprévus, mais ceux-ci sont justifiés par la manière dont le Lied continue. Pour moi, c'est très important : je peux faire n'importe quelle décision à n'importe quel moment, mais si j'ai choisi de faire ceci, alors je suis inéluctablement conduit ici...

PS : Et comment, pour vous, une œuvre peut-elle être achevée ? A quel moment pouvez-vous dire qu'elle est finie ?

EN : Il y a certaines œuvres — comme Clivages, ou Tif'ereth — qui ne sont pas finies du point de vue de leur durée, pour lesquelles j'ai prévu d'autres parties. Tif'ereth est une pièce qui comporte des parties plus ou moins fermées en elles-mêmes. Ce que j'avais comparé au plan d'une église romane, à ces bâtisses qui se sont élargies quelquefois pendant des siècles... Dans Tif'ereth, j'ai prévu une Antiphonie I au début de la deuxième partie — ainsi qu'une pièce autonome à la fin de la première partie, qui sera la seule à pouvoir être jouée séparément. Mais je ne peux pas vous dire si je la ferai ou non...

C'est vrai qu'il y a toujours en moi une contingence du non-fini...

BM : Avez-vous l'impression que votre œuvre — la totalité de votre œuvre — se construit comme une trajectoire ? Et comment en définiriez-vous les lignes de force ?

EN : Si je parle de trajectoire, cela n'implique alors aucune unidirectionnalité : il y a beaucoup de sinuosités. Mais j'essaie d'approfondir le langage — à la fois le mien et celui qui a existé avant moi. Et j'espère qu'il y a de moins en moins de dichotomie entre ce que l'on peut appeler la rigueur — ou la virtuosité — et l'expressivité musicale. Pour ma part, je peux de moins en moins les séparer : si je me mets à composer avec des chiffres — que ce soit pour les rythmes ou les hauteurs —, je ne me sens nullement en dehors de mon expressivité. Certains critiques m'amusent beaucoup : ils arrivent à en savoir plus que moi. Dès qu'ils voient que le rythme a été composé avec toute une série de proportions numériques, ils en déduisent une portée esthétique qui ne prouve que leur totale inculture vis-à-vis des méthodes de travail — qu'elles soient celles d'une pièce soi-disant « expressive » ou soi-disant « cérébrale ».

BM : Nous connaissions tous deux Vieira da Silva. Il y a des reproductions de ses tableaux sur certains de vos disques. Est-ce que vous voyez un rapport entre sa peinture et votre travail ?

EN : Quand j'ai commencé à être joué à Paris, elle est venue quelquefois avec moi à mes concerts. Et je sais qu'elle aimait beaucoup mon travail. J'ai eu le tort de rester pendant longtemps sans la voir beaucoup. Je l'ai vue horriblement peu. Pour des raisons qui ne sont pas des raisons. Et le destin a voulu qu'elle n'ait même pas su que Lichtung lui était dédié. Lichtung n'était pas à la mémoire de Vieira ; je ne savais pas qu'elle allait mourir.

Quant à un rapport entre nos travaux, tout ce que je peux dire, c'est qu'au vingtième siècle, il y a peut-être trois peintres avec lesquels j'ai une relation d'apprentissage : Kandinsky, Paul Klee, et Vieira da Silva. Ses œuvres ont une immense résonance par rapport à ma manière de penser le geste.

Entretien réalisé à Paris les 20 et 30 juillet 1992. Programme du Festival d'automne à Paris, cycle Emmanuel Nunes juin 1992