Texte cité dans

Le primat de l'écoute et de la perception. Entretien avec Kaija Saariaho

par Jérémie Szpirglas

2 juillet 2019


 

Comment êtes-vous devenue la musicienne que vous êtes aujourd’hui ?

Mes premiers souvenirs de musique classique sont liés à Johann Sebastian Bach, dans le chalet à la campagne où nous allions pour les vacances. Je l’écoutais sur une petite radio à piles (le chalet en question n’avait pas l’électricité), et cette musique d’orgue se mélangeait avec les sons de la nature d’une manière magique. J’ai compris que Bach signifiait « ruisseau », ce que j’ai trouvé si juste concernant cette musique. Venant d’une famille non-musicienne, mes découvertes furent longtemps ainsi dues au hasard, souvent grâce à la radio. Plus tard, j’ai beaucoup aimé Béla Bartók, avant de commencer à découvrir la musique contemporaine.
C’est seulement vers la fin de mon adolescence que j’ai vraiment rencontré des musiciens professionnels, même si j’assistais, seule, à des concerts, depuis des années déjà. J’ai entendu par exemple les grands interprètes russes qui jouaient souvent en Finlande : Sviatoslav Richter, Emil Gilels, David Oïstrakh, etc. Ou, dans un genre totalement différent, Jimi Hendrix.
J’ai joué du violon et du piano, et aussi de la guitare et de l’orgue, mais mes débuts se sont faits avec des professeurs modestes, des gens dont ma mère avait entendu parler. J’ai enfin intégré, à l’âge de 13-14 ans, un conservatoire qui venait d’ouvrir à Helsinki puis, plus tard, l’Académie Sibelius. À partir de là, j’ai pu découvrir toutes sortes de musiques, partager ces découvertes avec d’autres jeunes musiciens, comme Magnus Lindberg et Esa-Pekka Salonen, et tracer ainsi progressivement mon chemin personnel.

Question quelque peu délicate : avez-vous le sentiment que votre nationalité – et, par extension, tous les lieux où vous avez vécu – se reflète dans votre musique ?

Je me sens toujours Finlandaise, même maintenant, après avoir vécu trente-cinq ans principalement hors de Finlande. Des environnements différents sensibilisent à des choses différentes. En Finlande, j’aime la proximité de la nature. À Paris, la grande ville dans sa diversité, et à New York l’énergie positive. Aussi, les langues différentes invitent la musique différemment. Mais j’essaie de ne pas trop analyser la question d’où ou comment naît ma musique, car j’ai remarqué que trop y penser peut facilement bloquer l’esprit. Depuis plus de vingt ans, je travaille surtout à la campagne, en France, où je peux trouver le silence, une vie simple et anonyme.

Dans les années 1980, vous avez appartenu de manière plus ou moins proche, à la mouvance de l’école spectrale : qu’est-ce qui vous y séduisait ?

J’ai fait la connaissance de Tristan Murail et Gérard Grisey à Darmstadt en 1980. J’étais heureuse d’assister à leurs conférences et surtout d’entendre leurs musiques, ainsi que la musique de tout le groupe autour de L’Itinéraire. Comme plusieurs fois avec la musique française à différents moments de ma vie de compositeur, j’ai été encouragée par ce que j’entendais, me rendant compte que je n’étais pas seule à avoir une préférence pour une musique qui considère l’écoute comme centrale, avec des structures harmoniques et une microtonalité qui ne sont pas abstraites mais en relation avec les phénomènes acoustiques naturels. D’où l’intérêt que j’avais déjà auparavant pour l’acoustique musicale et que je trouvais dans ces musiques, renouvelé au moyen des techniques d’analyses spectrales.

Quelle relation artistique et intellectuelle avez-vous entretenu avec l’école spectrale et ses différents membres ?

Je n’ai pas eu vraiment de relation artistique avec eux, mais au niveau personnel, après Darmstadt, j’ai continué à fréquenter Gérard Grisey et Tristan Murail, et j’ai suivi leurs travaux avec grand intérêt.
Mon propre travail avec les analyses des sons et l’utilisation des résultats de ces analyses était beaucoup plus intuitif et libre, moins systématique que le travail de Gérard par exemple. Par ailleurs, je me concentrais davantage sur la perception des sons complexes, avec l’aide de la psychoacoustique et de la cognition musicale, notamment grâce à ma collaboration avec le chercheur Stephen McAdams. Quand je faisais des analyses, il s’agissait avant tout pour moi (avec les algorithmes du psycho-acousticien Ernst Terhardt, implémentés informatiquement à l’Ircam par Gérard Assayag à l’époque) de comprendre comment on perçoit les sons instrumentaux complexes (multiphoniques, variations de position et de pression avec l’archet, etc.), et de m’inspirer très librement des résultats, afin de trouver des justifications pour la microtonalité quand j’en avais besoin musicalement, et de développer ma façon d’utiliser les structures harmoniques pour l’orchestration, la synthèse des sons, et la combinaison des deux.

Que vous inspire le fait que votre pièce Terrestre soit au programme du concert de ce soir, un concert qui porte le titre « Spectral 1 » ?

Ma musique n’a jamais été spectrale, mes méthodes de travail et ma musique sont un mélange de plusieurs courants et esthétiques que j’ai découverts durant mon enfance et mes études et que j’ai développés progressivement de manière personnelle.
Ma rencontre avec la musique spectrale a néanmoins été importante car, à l’époque, dans un contexte largement dominé par l’esthétique post-sérielle, elle me permettait de confirmer mes idées sur le primat de l’écoute et de la perception, et donnait, avec l’analyse spectrale, un outil pour approcher la structure des sons. Il fallait cependant compléter cette démarche avec des concepts et outils concernant la perception de ces structures, ce que m’ont apporté, de manière au moins aussi importante, les recherches en psychoacoustique et cognition musicale.
Pour moi, l’analyse spectrale n’a de sens pour la composition que parmi une large palette de ressources et outils compositionnels, et vaut surtout comme apprentissage de la complexité des sons instrumentaux et naturels. Une fois cette approche et meilleure compréhension réalisées, il faut savoir s’en éloigner et définir une approche personnelle.

Note de programme des concerts du 12 juin 2019 dans la Grande salle du Centre Pompidou
© Ircam-Centre Pompidou 2019