La personnalité de Pierre Schaeffer fait partie de celles qui auront fortement marqué de leur empreinte la musique d’aujourd’hui – plus, peut-être, que l’histoire du dernier demi-siècle ne le reconnaît à ce jour. En relisant ses écrits, comment ne pas se demander quel ton adopter pour parler d’un grand monsieur, toujours en alerte, et toujours au fait des préoccupations intellectuelles et artistiques de son temps ? On n’a pas envie, après avoir côtoyé ses écrits, d’écrire sur Schaeffer dans un style académique. Le tour de ses propos, la teneur de sa pensée, les formules qui émaillent ses entretiens donnent prise à la réaction, provoquent le débat. Pas tellement pour l’ouverture qu’elles laissent, mais par l’effet de ce couperet péremptoire qu’elles assènent, fortes d’un sens de l’évidence, d’une certaine habileté littéraire, et, il faut bien le dire, d’une précision scientifique parfaitement sûre d’elle, comme les grandes écoles du système français d’éducation savent si bien l’inculquer. On n’est pas polytechnicien pour rien.
Pierre Schaeffer ne boudait pas son plaisir : il lui a été donné d’être au cœur d’un moment d’articulation fondamental de l’humanité : la création des outils de communication de masse. C’était sa vocation dès le choix, après l’« École », d’une carrière à la Radiodiffusion. C’est le sens de toutes les recherches de la fin de sa vie sur « les machines à communiquer ». L’épisode de la musique concrète, par lequel nous commencerons ce parcours, n’était au fond, précisément, qu’un épisode. Car Schaeffer, intelligence d’une lucidité extrême, avait pris conscience très tôt des enjeux de son temps. Il y a dans ses réflexions sur les mass media une bonne part d’analyses percutantes sur les problèmes dans lesquels nous sommes aujourd’hui embourbés. Au fond, cette position de rebelle au sein de l’institution lui convenait sans doute assez bien.
Écrire l’histoire
Mars 1948, premier journal de la musique concrète : « Je vais au service du bruitage de la Radiodiffusion française. J’y trouve des claquettes, des gongs, des noix de coco, des klaxons, des trompes à bicyclettes. Il y a des gongs, des appeaux. Il est plaisant qu’une administration se préoccupe d’appeaux, et en régularise l’acquisition par un bordereau dûment enregistré ». L’objectif : « J’ai en vue une « symphonie de bruit 1 ». Nulle référence à Russolo, ni aux concerts de bruits du début des années 1920. Mais le spectre de la symphonie (cf. la Symphonie pour un homme seul, collaboration avec Pierre Henry (1950), révélée en 1955 par Béjart comme musique de ballet), comme il y aura, plus tard, avec Orphée 53, le spectre de l’Opéra, même si les premières œuvres sont d’abord des « études » : Étude n° 1 Déconcertante ou Étude aux tourniquets; Étude n° 2 Imposée ou Étude aux chemins de fer ; Étude n° 3 Concertante ou Étude pour orchestre ; Étude n° 4 Composée ou Étude au piano ; Étude n° 5 Pathétique ou Étude aux casseroles ; toutes sont réalisées dès 1948 et diffusées la même année à la Radio, au fameux club d’essai.
C’est que pour Schaeffer, l’enjeu n’est pas dans le bruit lui-même : il est dans le support, et il est dans l’écoute. C’est pour cela qu’il est conscient très tôt du potentiel d’ambiguïté que porte le mot « concret ». Certes, le « matériau » de la musique concrète est issu du réel, mais la musique concrète est d’abord un travail sur la matière du son, comme la peinture dite « abstraite » de Kandinsky était un travail sur l’essence des lignes et de la couleur, sur la « matière » de la peinture. Dès les années 1930, Kojève ne qualifiait-il pas la peinture de Kandinsky de « concrète » 2 ?
Schaeffer n’est pas, en 1948, un débutant. Il travaille à la Radio depuis 1936, comme ingénieur détaché des P.T.T. La radio n’en est alors qu’à ses débuts, mais son importance politique n’est déjà plus à démontrer. Schaeffer travaille à l’amélioration technique de la radio, comme il travaillera à sa diffusion en fondant, en 1954, la Sorafom (Société de Radiodiffusion de la France d’Outre-Mer). Il a l’habitude d’être au rendez-vous de l’histoire. N’est-ce pas lui qui, à travers le Studio d’essai, mettra en place la radio libérée, celle qui accompagnera l’insurrection des Parisiens, qui synchronisera le tocsin des églises d’une capitale en voie de se débarrasser de ses occupants, qui fera entendre encore, fenêtre ouverte et micro à la main, ces mêmes cloches… ? Que ce parfum de liberté ait un relent d’église n’était probablement pas pour lui déplaire. Peu avant, la La coquille à planètes, émission qu’il réalise entre 1942 et 1944 au Studio d’essais, témoigne à la fois de ce qu’était la radio de cette époque, et de tout ce qu’il peut y avoir de précurseur par rapport à la date fatidique de 1948. Il faut sans doute relire ce qu’André Cœuroy disait de la musique « radiogénique 3 » dès la fin des années vingt pour bien comprendre qu’il ne s’agit pas là d’une simple hypothèse d’école : les choses étaient dans l’air. Cela étant, l’art « radiogénique » n’allait pas de soi, loin s’en faut. Et il ne va toujours pas de soi à l’heure où ces lignes sont écrites. Schaeffer a eu une position stratégique : d’abord parce qu’il a mis tout le poids de sa situation sociale dans la balance – il aura été démissionné, fait-il remarquer non sans fierté, sept fois dans sa carrière… –, ensuite parce qu’il a donné sans attendre un statut théorique à l’aventure – ce fut le rôle du Traité.
L’écoute au fondement de la musique
Dans un bref texte, François Weyergans dit de lui : « Il n’a ni raté ni réussi une œuvre, le pouvoir ne l’a pas rendu heureux et il n’a pas rendu heureux grâce à son pouvoir. C’est un personnage de notre temps. Ce n’est pas son importance qui compte. C’est lui. Entre le chagrin et le néant, il a choisi la musique 4. » Il serait sans doute plus juste de dire que c’est la musique qui l’a choisi : « la musique (…) m’a conduit peu à peu du formalisme d’un système traditionnel à l’empirisme d’une approche universelle », écrit-il dans De l’expérience musicale à l’expérience Humaine (La Revue musicale, n° 274-275, p. 8).
Que ce soit « à la recherche d’une musique concrète » (voir note 1) ou plus généralement comme ce colloque de 1953 paru dans la Revue musicale sous le titre Vers une musique expérimentale, la relation de Schaeffer à la musique est principalement une relation de type interrogatif, une relation nourrie par une insatisfaction, une inquiétude, que le Solfège et le Traité ne rassasieront pas. C’est que Schaeffer, en bon phénoménologue, ne se contente pas des réponses élémentaires aux problèmes trop bien posés. Il veut s’attaquer à la question. Cela commence par le commencement, c’est-à-dire l’acoustique : « J’ai d’abord dû remettre en cause toutes la plupart des notions d’acoustique musicale, doublement fausses par leurs énoncés et leurs méthodes. J’ai donc été conduit à réinventer une approche authentique 5. » Et cette approche passe par la phénoménologie, absolument étrangère aux préoccupations « scientifiques » de l’époque, partagées entre l’hyper-technicité naissante et le prestige des mathématiques. La phénoménologie amènera donc Schaeffer à remettre le sujet au centre des débats, et cela passe par une attention accrue au phénomène de l’écoute.
La partie du traité qui parle de l’écoute 6 est bien connu et a été largement commenté. Il est tout à fait central, et la notion même d’ « objet musical » ne saurait être pensée sans l’analyse des fonctions de l’écoute. Un des passages les plus frappants est sans doute celui concernant l’ « écoute réduite ». Ce retour à « l’expérience originaire » est explicitement référé à Husserl. La « réduction à l’objet » est une démarche de déconditionnement de l’écoute. Accéder aux qualités sonores représente un effort « anti-naturel », car « rien ne nous est plus naturel que d’obéir à un conditionnement 7 ». Car ce n’est pas un affranchissement du « culturel » que vise Schaeffer. C’est une reconstruction de l’écoute, par la familiarité que permet désormais la capacité d’isoler les sons et de les manipuler. Composer n’est pour Schaeffer qu’une pratique expérimentale. Ce qu’il désire mettre en place, c’est une nouvelle manière d’écouter. Or, cette nouvelle manière d’écouter est entièrement tributaire du sujet. C’est une démarche dont l’aspect mystique ne doit pas nous échapper. Schaeffer lui-même aurait pu assimiler cette initiation à l’écoute à une forme d’ « exercice spirituel ». Le traité ne serait alors qu’une somme livrant aux musiciens le sens de la révélation que fut la découverte de la musique concrète.
On trouve dans les actes du colloque De l’expérience musicale à l’expérience humaine publiés par la Revue Musicale en 1971, un schéma qui en dit long sur le rapport de Schaeffer avec la sémiologie musicale naissante et sur sa clairvoyance quant aux problèmes qui allaient très vite se poser à cette science. Sous le titre « Petit train des interdisciplines, parcours déterministe pseudo-scientifique », on peut voir la chaîne suivante, qualifiée de « Parcours usuel de toute analyse de langage 8 » :
Juste au dessous vient la chaîne suivante, en sens opposé :
« Pourquoi », écrit Schaeffer 9, « ceux qui font semblant de chercher dans ce domaine sont-ils si loin des notions précédentes, au point de vouloir déduire cette musique d’une acousmatique, d’une mathématique, ou la tirer tout armée d’un ordinateur. […] Tant qu’on demeure attaché à une explication en termes de causalité, on est victime de vieilles erreurs, communément enseignées aujourd’hui encore, tant à l’Université qu’au Conservatoire. » Sans le savoir peut-être, Schaeffer se retrouve dans le rôle du Rousseau de l’essai sur l’origine des langues, essayant de restaurer les droits de l’auditeur, qui « a déjà » en lui un schème d’écoute – pour Rousseau il s’agit de l’émotion – qui prédétermine fondamentalement l’objet écouté.
Le phénomène de la communication restera au centre des préoccupations de Schaeffer. En 1972, il publie le deuxième tome des Machines à communiquer, consacré au rapport entre pouvoir et communication. C’est tout le système médiatique qui est passé au crible de l’analyse schaefferienne. Dans l’article « la communication » de l’Encyclopedia Universalis, il donnera ce schéma, caractéristique de sa manière de pensée, visant une synthèse du phénomène à travers les cadrans de la dialectique :
En effet, la mainmise des hommes de ce qu’il appelle « le quatrième pouvoir » sur « le flux des simulacres » doit sans doute être lue à la lumière du schéma de la communication elle-même. Ce n’est pas tant le « message » qu’il s’agit de manipuler, mais bien la manière de l’écouter. La grille du programme a cette mission de formatage des écoutes qui « prépare » la réception, et c’est cette illusion de naturel, pourtant parfaitement décalée du monde « réel », qui donne lieu au « simulacre » de la communication. Le « quatrième pouvoir » n’en est un qu’en fonction des « pressions » qu’il subit, et il est peut-être le prototype du « consentement » qui assoit les formes modernes du pouvoir médiatique. Dans Genèse des simulacres, Schaeffer décrit même « une stratégie du « changement sur place », où « les conservateurs d’inspiration stalinienne autant qu’américaine confondent également culture et consommation 10 ».
Recherche, création et travail sur soi
On sous-estime la force de subversion que pouvait avoir, au sein même du « quatrième pouvoir », un « service de la recherche » tel celui que dirigeait Schaeffer. L’idée même de « recherche » ne va pas de soi dans un monde qui se contenterait volontiers d’entretenir par la commande dûment régulée le flux de la production et de la diffusion « artistique » ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si notre époque, qui a versé dans ce que le médiatique pouvait produire de plus vulgaire et de plus sordide, a tout fait tout pour évacuer cette question. Difficile de rendre compte du bouillonnement que fut ce service de la Radiodiffusion, et du rôle qu’y a joué Schaeffer. Dans un compte rendu d’une réunion « intergroupe » on peut lire les lignes suivantes : « ce qui est difficile, c’est de se mobiliser soi-même en temps de paix (si j’ose dire) pour faire surgir dans une société qui a ses habitudes et ses manières de penser quelque chose d’anormal ». On imagine que Schaeffer lui-même, au milieu de tout cela, avait quelque chose d’un gourou. « J’ai aimé aussi son inquiétude », rapporte François Bayle, « c’était un décapage complet de procédure et de forme. Avec lui, on était à l’os de ce qu’on voulait dire » et il ajoute : « à l’endroit où l’on ne sait pas très bien ce qu’on veut dire ou pas 11. » Le compte rendu de la réunion du 1er juillet 1961 donne une idée de la démesure du phénomène : « si nous prenons les choses au niveau de la recherche fondamentale, nous découvrons une autre idée : la démarche expérimentale peut être appliquée à des zones où n’étaient de mise, jusqu’à présent, que des démarches esthétiques. » La frontière entre recherche et création doit donc tomber, et le service de la recherche sera à la fois un laboratoire et un formidable atelier de création 12.
Si les frontières entre recherche et création peuvent peut-être finir par s’estomper, celles entre le scientifique et l’artiste ne tombent pas aussi facilement. D’une part, Schaeffer revendique une certaine confiance dans le matérialisme scientifique, et perçoit très bien la nécessité pour l’art de cette appréhension du réel 13, d’autre part, il connaît tout autant les limites de cette vision matérialiste. Le problème du rapport entre connaissance et création, entre objet et musical, entre matériau et structure, hante Schaeffer. Il écrira même à la fin du Traité: « Le principal défaut de cet ouvrage est d’être resté seul. Plus de six cent pages consacrées aux objets pèsent sur un plateau de la balance. Pour rétablir l’équilibre, l’auteur aurait dû produire aussi un Traité des organisations musicales d’un poids équivalent 14. » L’organisation musicale, c’est évidemment la composition. Son enseignement au Conservatoire de Paris, à partir de 1968, portera sans doute la marque de cette difficulté : « J’ai multiplié les mises en garde aux débutants qui ne sont que trop tentés de construire des « musiques d’objet » ou d’appliquer les critères d’analyse du sonore à des structures musicales 15. »
Au delà de sa formation religieuse, de son engagement dans le scoutisme, et de son accointance avec Gurdjieff, Pierre Schaeffer a aussi probablement vécu son aventure musicale comme une passion personnelle de très haute valeur spirituelle. « Le mystère de la musique, qui reste grand et dont personne n’a vraiment approché, se voit confronté avec le mystère même de la connaissance, c’est à dire de l’expérience humaine, dans tous les sens du mot 16. » Dans De la musique concrète à la musique même, il parle de « la double démarche que demande toute initiation : une connaissance de l’objet, une préparation du sujet » (p. 263-264). Dans un entretien avec Martine Cadieu paru en 1966, on lit ces lignes, prémonitoires de ce qui fera la conclusion du Traité: « L’art n’est que le sport de l’homme intérieur. Tout art qui n’y tend pas est inutile et nuisible. Il existe une technique spirituelle comme il existe une technique corporelle et les deux sont liées. Comme le sport, l’art est un travail sur soi-même 17. » Schaeffer aurait-il alors abandonné, en délaissant la composition, ce « travail intérieur », au profit des sirènes ou du tourbillon de l’activité sociale et de son analyse ? Un déchirement apparaît dans les lignes poignantes qu’il écrit lors de la publication en disque de son œuvre de compositeur :
« La trouvaille et les adieux n’ont en commun que l’absence, la désertion plutôt : l’auteur, terrifié par ce qu’il avait trouvé vers les années 1948, s’y remit pourtant vers les années 1958 mais en 1960, il se condamna sans appel, préférant désormais le bruit de ses paroles à ces bruits auxquels il avait pourtant, le premier, donné la parole. Ce disque est donc un testament – ou plutôt un tombeau où l’auteur a muré, avec un regret avoué mais cruel, tout un destin, inachevé, à vrai dire jamais vraiment commencé, de musicien possible 18. »
Le « traumatisme » de Donaueschingen, où Orphée 53 reçoit un accueil digne des grands scandales de l’histoire de la musique, n’est sans doute pas pour rien dans cette mise à distance de l’activité de compositeur. L’ambition de la pièce, qui voulait porter l’électroacoustique aux dimensions de l’opéra était sans doute démesurée par rapport à la maturité de la technique de la musique concrète. Schaeffer a-t-il gardé quelque ressentiment de cette expérience malheureuse, en pleine période de sérialisme triomphant ? Ou ne fait-il que cultiver son esprit critique ? Toujours est-il qu’il n’est pas tendre avec la musique de ses contemporains, dont il va jusqu’à fustiger « le style merdique », accusant leur œuvre de « jaillir des modes, des pressions, des snobismes », de participer à des « cérémonies en général factices » 19. Le début des entretiens avec Marc Pierret est édifiant à ce sujet. Tous les compositeurs d’une génération dont il est l’aîné de plus de dix ans passent au vitriol avec une assurance qui peut agacer. Seul Pierre Henry, malgré les brouilles, et peut-être Cage – pour des raisons bien particulières 20 – trouvent quelques grâces à ses oreilles, survivent à « l’ennui ». Il n’est peut-être pas surprenant, dès lors, que Schaeffer se retrouve sur des positions assez proches de celles qu’Adorno défendait aussi dans les années soixante. On peut, au fond, comprendre ce que leur trajectoire peut avoir de commun, malgré tout ce qui les sépare. Tous les deux avaient une vocation difficile de compositeur. Tous les deux ont été les apôtres d’une certaine idée de la modernité. Tous les deux étaient malgré tout profondément enracinés dans une culture humaniste. Tous les deux ont analysé les effets de l’art de masse… À trop cultiver la lucidité sur leur temps, ils n’étaient sans doute plus à même d’en aimer le mouvement avec l’indulgence de celui qui s’y livre sans mesurer.
Schaeffer écrit qu’ « une des grandes lois de l’art tient à un balancement du sens et du non-sens, de la novation et de la communication 21 ». Ce mouvement de balancier – dont on peut bien imaginer à quel point il l’a vécu lui-même – tout autant que l’enracinement dans une haute culture, le mettent dans la position de celui qui en appelle au classicisme, si ce n’est au romantisme, au milieu d’un champ esthétique baroque pour ne pas dire maniériste. La « remise en cause », la « réinvention », la « découverte » ne sont qu’un temps de la conscience artistique. Ce serait encore croire à l’Histoire, à un messianisme qu’il est conscient d’avoir incarné. « On m’a (…) crédité d’une mission historique : introduire le bruit dans la musique. Je me vante plutôt du contraire : d’avoir découvert, dans le son musical, la part de bruit qu’il contenait, et qu’on persiste à ignorer 22. » C’est cette métaphore du bruit qui revient à la fin du Traité des objets musicaux, et qui nous engage, en écho à une citation de Heidegger sur « l’impensé » des grands ouvrages, sur leur part de « jamais encore pensé », à relire le projet de Schaeffer bien au delà de ses apports « techniques » : « À l’opposé du signe, émis avec intention, à l’opposé aussi du « bruit de fond » ou du parasite, le bruit est une trace indiscrète de ce qu’on aimerait volontiers cacher. Le compositeur voudrait affirmer son propos. Il se révèle par son bruit. »
La recherche de l’essentiel, de la vérité, qui fut peut-être plus fondamentale qu’on ne le pense pour toute une génération écartelée entre tant d’idéologies contradictoires, n’est-ce pas cela, bien au delà d’une simple admiration pour Bach et l’idéal de « l’inspiration » et des « structures anciennes » 23 qu’il faut entendre dans Bilude, primitivement intitulée Éternels regrets – ou Le clavier mal tempéré ? Schaeffer, en faisant dialoguer par intermittence l’interprétation vivante du Deuxième prélude de la cinquième Suite française et ses avatars électroacoustiques, force notre écoute à un exercice de distanciation musicale certes plein « d’ironie », mais tout à fait fondamental. La couverture du Traité illustrait déjà l’essence de la recherche schaefferienne en proposant les images superposées d’une partition, de la photographie d’un violon, et d’une représentation du « signal ». À travers ces divers « états » de notre appréhension du réel, comment opérer la synthèse essentielle du « musical » ? Contrairement à l’outillage descriptif à laquelle on la cantonne trop souvent, l’œuvre de Pierre Schaeffer engage la théorie de la musique à ne pas se satisfaire de descriptions partielles.
- Pierre Schaeffer, A la recherche d’une musique concrète, Paris, Seuil, 1952.
- Alexandre Kojève, Les peintures concrètes de Kandinsky (1936), Bruxelles, La letttre volée, 2001.
- « (…) le véritable nouveau visage de la musique [est] dans la musique des « ondes éthérées » [c’est-à-dire le Theremin et les ondes Martenot] et dans la musique pour Radio. (…) Un appareil de musique radioélectrique n’aura de véritable intérêt esthétique que s’il cherche à dégager sa propre personnalité, à mettre en valeur ses qualités spécifiques, à créer, comme dit le poète, un frisson nouveau » (Cœuroy, André, Panorama de la musique contemporaine (nouvelle édition revue et commentée), éditions Kra, Paris, 1928/1930, pp. 216-219).
- Dans : François Bayle (éd.), Pierre Schaeffer, l’œuvre musicale, Paris, INA-GRM/Séguier, 1990, p. 13.
- Vers une musique expérimentale, La Revue musicale, n° 236, 1957, p. 8.
- Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, essai interdisciplines, Paris, Seuil, 1966, pp. 112-156.
- Ibid., p. 270.
- De l’expérience musicale à l’expérience humaine, op. cit. p. 19.
- Ibid., p. 23.
- Pierre Schaeffer, Genèse des simulacres, Paris, Seuil, 1970, p. 299.
- Martine Cadieu, À l’écoute des compositeurs, Paris, Minerve, 1992, p. 160.
- L’histoire très complexe du GRM a été décrite par Évelyne Gayou, dans son livre : GRM : Le Groupe de recherches musicales, cinquante ans d’histoire, Paris, Fayard, 2007.
- « Avant de faire ses choix, le musicien ne saurait, pas plus que l’architecte, ignorer les propriétés de ses matériaux, et il a intérêt, à ce stade, à ce que son examen soit le plus clairvoyant et impartial possible », Pierre Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, Paris, Mémoire du livre, 2002, p. 281.
- Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1967, p. 663.
- De la musique concrète à la musique même, op. cit., p. 279.
- De l’expérience musicale à l’expérience humaine, p. 10.
- Martine Cadieu, op. cit., p. 123.
- De l’expérience musicale à l’expérience humaine, op. cit., p. 43.
- Marc Pierret, Entretiens avec Pierre Schaeffer, Paris, Belfond, p. 29.
- « Un jour, il m’a dit qu’il était fils de pasteur et qu’il ne s’était jamais tout à fait débarrassé d’une vocation possible. […] Cette révélation m’a éclairé sur la sympathie instinctive qu’il m’a toujours inspirée » (ibid., p. 27).
- De l’expérience musicale à l’expérience humaine, op. cit., p. 160. Il ira jusqu’à l’écrire dans une formule mathématique : création x diffusion = cste.
- De la musique concrète à la musique même, op. cit., p. 278.
- Selon les termes d’Antoine Goléa, cf. Pierre Schaeffer, l’œuvre musicale, op. cit., p. 104.