Au début des années 1980, Pierluigi Billone suit l’enseignement de Salvatore Sciarrino et apprend de lui qu’une technique ne s’impose pas, mais se fonde, comme si celui qui l’utilisait en était l’inventeur, la découvrait, en faisait l’expérience première, non sans étonnement. Avec Helmut Lachenmann, il développe ensuite une réflexion sur le langage musical et ses structures, et met en crise des modèles hérités. « Le chemin vers la libération de l’écoute plus que jamais administrée, cimentée et standardisée, conduit tout compositeur s’opposant à cette paralysie à s’engager d’une autre manière dans les zones de ce que je nommerai, de manière emphatique, la “non-musique”, car c’est là que les catégories les plus familières de l’écoute semblent cesser d’avoir force de loi. Ce n’est qu’à partir de là que le concept de musique se définit à nouveau. Ce n’est qu’à partir de là que nous, auditeurs, pouvons respirer à nouveau librement », écrira Lachenmann de son élève1. Cette notion de « non-musique » (et non d’« a-musique ») désigne la déconstruction du faire et le dévoilement de ses conditions énergétiques, pour libérer une autre expressivité et laisser advenir une autre beauté. Ce que Billone appréhende aussi auprès de Lachenmann, c’est un certain pathos. Car la musique ne vise pas une neutralité structurelle, mais une sensation apte à transformer celui qui compose, comme ceux qui interprètent et écoutent. En outre, toujours avec Lachenmann, chaque vibration devient un centre de relations et noue des liens desquels elle résonne et qui lui confèrent son épaisseur. Ainsi naissent des sons, des timbres et des formes complexes, tissés, à l’instar, pour citer un exemple cher à Billone, des multiphoniques de basson, dont les sons, leur poids et leur rôle s’avèrent délicats à distinguer.
De ses maîtres, Billone a ainsi appris une attention aux sons, au moindre de leurs frémissements, à leurs distorsions en excès, au silence qui les creuse et à leur énergie. Mais de telles figures tutélaires pourraient également faire ici obstacle à la saisie de l’originalité musicale propre de Pierluigi Billone. Car Billone a aussi étudié en autodidacte des répertoires moins balisés par notre modernité : des musiques solistes et rituelles de civilisations extra-européennes, le free jazz, le rock classique, la chanson…
Introduisons alors à son œuvre en quatre stations, et autant de mots.
*
L’ouverture d’abord, qui ne tient en rien de l’indétermination ou de l’œuvre ouverte inspirée de Mallarmé ou de Joyce, mais d’un principe d’appréhension du son, de l’écoute et de la composition. Ce principe se manifeste ostensiblement dans bien des dimensions extérieures :
Ouverture de l’ambitus: Billone utilise volontiers les timbres du basson ou de la clarinette basse notamment qui se retrouvent dans nombre de partitions : le basson, par exemple, dans cinq œuvres solistes (Legno), composées en 2003-2004, et dans une œuvre pour deux bassons et ensemble (Legno.Stele, 2004) ; ou les deux clarinettes basses de 1+1=1 (2006). Un instrument à l’ambitus aigu priverait le compositeur des graves, ce qui n’est pas exactement vrai de l’inverse : le basson ou la clarinette basse, en effet, possèdent un aigu. Certes, aigu et grave sont des notions scolastiques, qui ne correspondent plus guère à l’instrumentation de Billone, mais elles sous-tendent son œuvre, dont le point de référence est le chant : une voix d’homme au registre élargi. Dans une musique aussi attentive au son, les harmoniques du basson ou de la clarinette basse suggèrent non seulement une couleur intense dans le grave, mais aussi des aigus instables, et d’une instabilité caractéristique du vivant, laquelle est essentielle à la composition. Dans sesNotes de 2001-20032, Billone écrit :
Pensée qui s’ouvre à l’Instable
et forge des instruments
sensibles,
transparents,
ductiles.
Ou encore, dans les mêmes notes :
…ce qui s’est produit
s’est développé à partir d’un lien provisoire,
une distance impropre,
née de points de repère opaques,
et donc suscitant toujours de l’instabilité.
À propos, toujours, de l’ouverture de l’ambitus, le grave permet, beaucoup plus que l’aigu, une fusion des timbres, complexes, l’association de deux instruments, qui suscite l’impression d’un troisième, inouï, comme dans 1+1=1. Le titre fait allusion à Nostalghia d’Andreï Tarkovski. L’un des personnages du film, Domenico, écrit sur le mur de sa maison cette équation aux échos métaphysiques, selon laquelle l’addition d’une goutte d’eau et d’une autre goutte d’eau donne encore une goutte d’eau, et qui devient le programme de l’œuvre de Billone, où les deux clarinettes basses entonnent un son total. C’est aussi, sans doute, et plus secrètement, le projet d’une unité ou d’une communion toujours opérante dans son œuvre ;
Ouverture de l’instrumentarium– notamment la percussion, d’un gong d’opéra chinois dans*Mani.Matta(2008) ou des bols tibétains dans Mani.Gonxha (2012) aux ressorts automobiles et au verre de Mani.De Leonardis (2004) – etouverture des modes de jeu*: tout ensemble, y compris l’orchestre, est un corps vivant, dont la disposition caractéristique des instruments établit un réseau de relations et de hiérarchies, qui détermine une écriture du son indissociable de la conception de celui-ci qu’elle présuppose et qu’il convient d’interroger. Phonogliphi (2011), pour voix, basson et orchestre, en est l’illustration. Sans limitea priori, Billone improvise et expérimente lui-même, ou avec l’aide d’instrumentistes, des modes de jeu, des mouvements, des transformations…, explorant systématiquement de nouvelles techniques. Il met ainsi en suspens l’histoire de l’instrument et ignore, momentanément, son devenir séculaire. « Tout instrument musical s’est perfectionné en incorporant dans ses caractéristiques un patrimoine de sensibilité et de capacités corporelles par rapport à la matière, à la conception du son, à la culture du faire et de l’écoute dont il naît. Le premier contact du corps avec l’instrument est donc déjà conditionné, mais reste ouvert. Bien que les caractéristiques générales de l’instrument restent inchangées, la pratique est comme un organisme sensible. L’instrument commence à exister autrement, à être pensé selon d’autres orientations ; se forme ainsi un courant d’expériences qui en modifie les possibilités, en créant de véritables dimensions différentes (sonores, rythmiques, corporelles…) », écrit Billone, qui entend œuvrer en archéologue de l’instrument (corps d’abord vibrant avant que ne s’édifie son répertoire), et par là même reconduire le son, y compris le son traditionnel, à une origine ;
Ouverture aussi de la durée : « Un son dure le temps nécessaire à son existence (quelle qu’elle soit) et au jeu de ses relations », déclare Billone. Un mouvement d’extension continue, en quête d’une respiration ample, entre naissance et mort, initie un lent cheminement propre à immerger l’auditeur dans un univers qui tend à l’atténuation des traces, sinon au vide, duquel naît une dimension spirituelle, rituelle, voire religieuse, au sens sécularisé de ce qui relie.
Mais plus encore que ces dimensions extérieures, l’ouverture est l’enjeu même de la composition. Dans un texte intitulé « L’inconnu qui nous regarde », Billone écrit : « La composition au sens élevé pourrait être comprise comme un devoir d’engagement humain que chacun s’assigne librement. […] Ce devoir humain consiste à garder et maintenir ouverte une disposition. Plus précisément : une attention à l’Inconnu le plus proche qui nous regarde. […] L’Inconnu le plus proche qui nous regarde est cette sphère de l’expérience par laquelle nous sommes en contact et qui nous appelle, mais qui reste encore à l’arrière-plan de nos intérêts immédiats, attend d’être assimilée, n’est pas encore mûre comme question ». Composer, c’est préserver le moment délicat et décisif de l’ouverture – et l’ouverture même du musical qui n’est jamais présupposé, mais sans cesse redéfini –, taire le faire, pour laisser respirer ce qui advient et ce qui tarde ou peine à advenir. Ou, comme l’écrit encore Billone dans ses Notes de 2001-2003 : « La question n’est pas de commencer et de poursuivre / mais de naître à la musique ».
*
Le deuxième terme que nous commenterons est celui d’univers – ou de kosmoi, comme l’indiquent, en grec ancien, les titres de deux œuvres de Billone : Bocca.Kosmoi (2007), pour voix, trombone et orchestre, et Kosmoi.Fragmente (2008), pour voix et sept instruments. Par la présence à soi, aux autres et au monde, la musique crée ces univers sonores, dont chaque œuvre est l’expression unique, ce qui suppose, comme le rappelle Lachenmann, « le plus haut degré de courage existentiel », « une absence de compromis », « une obsession visionnaire ».
Au centre de l’artiste, en sa plus grande intimité, se fait l’œuvre : « [Une nécessité] fait de tout l’environnant / une constellation de soi », écrit Billone dans ses Notes de 1995-2001. C’est à cette condition seulement que la musique peut s’abandonner à l’accueil des autres et du monde. Il conviendrait ici, assurément, d’introduire la notion d’« écologie du son ». Dans Mani.Mono (2007), pour springdrum3, Mono ne se réfère pas à un mode de diffusion du son, mais est le nom d’un lac ancien, sacré pour certaines populaires indigènes, et situé dans la Sierra Nevada à 2000 mètres d’altitude – un écosystème où se nourrissent des oiseaux migrateurs, à la source de l’œuvre. Musicien du paysage et de l’horizon, Billone donne vie à l’éloignement, à la distance. Cette distance, ni mathématique, ni géométrique, ni physique, ni logique, ni même biologique, est un phénomène originel, « reliant », comme le compositeur l’écrit à propos de KRAAN KE.AN (1991), pour trois voix et dix instruments : chacun de nous est dans le monde, au centre d’un paysage, tout autour de lui, il l’habite tout en fixant un horizon. Aussi la distance n’est-elle ni constante ni unique : il en est ainsi, par exemple, dans le domaine des hauteurs, entre un sol et un la, dont l’intervalle, précisément, est continûment à reconsidérer. L’acuité de Billone tient en une écoute moins exercice analytique, critique, théorique, qu’expérience sensorielle et pathique, de l’ordre moins du discernement que du sentir, où l’espace n’est pas encore séparé en formes distinctes de perception. Ou, comme l’écrit Billone dans ses Notes de 2007-2009 :
…ce sens particulier et stupéfiant d’Espace
où visuel, sonore, spatial…
ne sont pas encore en tant que tels,
pas encore distincts et séparés
par une attention figée et égarée par les noms.
C’est pourquoi il est possible d’utiliser les termes de transparence, d’opacité, de caché, de manifeste, de plein ou de vide, pour désigner des états du son. La tâche du compositeur est d’ouvrir un espace adapté au son qui y vit et d’éviter que l’un soit contraint, réduit par l’autre.
On comprendra dans ce contexte le goût de Billone pour Alberto Giacometti, Federico De Leonardis ou Gordon Matta-Clark, auxquels il a consacré des œuvres, hommages à ces créateurs que l’on ne peut plus dire plasticiens : Mani.Giacometti (2000), pour violon, alto et violoncelle ; Mani.De Leonardis (2004) et Mani.Matta (2008), pour percussion. À Giacometti, les silhouettes, désignant un lieu où s’esquisse un mouvement ; à De Leonardis, les vestiges de matériaux corrodés ou sédimentés de notre civilisation industrielle, saisis dans des lieux à l’abandon, autant de décombres où seule demeure une fragile flamme de vie ; à Matta-Clark, les trous et les coupes (splitting) gigantesques dans des maisons en démolition, ouvrant de nouvelles perspectives… Citons encore Mani.Long (2001), pour ensemble, écho de A Line in Bolivia ou A Circle in Scotland, œuvres pour lesquelles Richard Long avait marché et déplacé des pierres – la nature est son sujet, autrement que chez les Anciens : in situ, à même l’élément. La marche, la trace laissée par les pas sur la terre et le chemin qui ne mène nulle part y instituent un land art, tandis que les pierres attestent une mesure, une distance, une durée écoulée et une géographie sculpturale, par le simple fait de leur permanence. Or, la marche de Billone s’inscrit dans une histoire culturelle, depuis les pèlerins d’antan jusqu’aux poètes errants japonais, aux Romantiques anglais, voire aux modernes randonneurs. Nous y sommes à l’image d’un homme en mouvement, mais dont le pied prendrait appui sur un sol lui-même nomade. « Marche dans le son, où arrives-tu quand tu es au-delà du silence ? – Dans le rite », est l’énigme que pose Mani.Long, et que Billone laisse bruire in fine, à la recherche d’une correspondance poétique, visuelle et sonore, avec l’artiste.
Rappelons, dans ce contexte, que la plupart des compositions de Billone reposent sur une énigme, sur ce qu’il appelle une « question-guide » qui, plus décisive que n’importe quelle structure, oriente tout le travail et reste ouverte, comme toute question authentique, jusque dans la réponse. Quelques exemples, rapportés par lui : « Comment le vide opère-t-il dans le mouvement ? – Il le dévie » (Mani.Matta), ou : « Comment l’énergie d’un mouvement se conserve-t-elle dans une corde ? – Elle vibre » (Muri III b, 2010, pour quatuor à cordes).
Trois points, indissociables de l’idée d’univers, doivent être abordés.
Le son, premier, est la matière du compositeur, la dimension par laquelle celui-ci rencontre le monde. Il convient néanmoins d’en préciser la nature. Car selon Billone, le son ne se réduit pas à des termes d’acoustique, dont les modèles, mécaniques, et les catégories scientifiques aux lois propres (l’enveloppe, l’attaque, les partiels…) ignorent quantité d’autres distinctions capitales : son étranger, ou interdit, ou sacré, ou ouvert…, voire bruit, qui articulent d’autres strates dont les racines sont intrinsèquement culturelles. Autrement dit, une vibration n’est pas nécessairement un son – il en faut davantage. De plus, le son, défini par une constellation de propriétés en mouvement, est toujours en rapport : il n’est pas un objet, mais une présence et une relation ouverte et vivante, un rythme au sens large. Dans une conférence qu’il donne à Harvard en 2000, Billone insiste sur ce fait que bien des distinctions de notre tradition musicale n’ont de sens qu’au sein de la conception du son qui les a opérées.
La composition tient d’une exploration et d’un « pathos du chemin », dont les stations constituent un archipel, une « galaxie » non homogène d’apparitions, et fondent un espace que d’autres peuvent ensuite habiter ou parcourir. Une « écriture.chemin », Scrittura.Cammino (1998), selon le titre-nœud d’une œuvre pour trente-six voix et cinq instruments. (On aura d’ailleurs remarqué que les titres de Billone sont presque systématiquement le nouement de deux mots par l’intermédiaire d’un point qui les unit en les distinguant, en vice versa.) Dans ces paysages que le pied n’a pas encore foulés, le chemin n’achemine plus, il se fait en marchant. Ou, comme Billone le précise dans ses Notes de 2007-2009 : « Prévoir le chemin est presque impossible. / Le sens du chemin coïncide avec les pas accomplis, / et ne se montre qu’alors ».
La forme – ou ce que Billone nomme la conformation (conformazione, traduisant l’allemand Gestaltung) – résulte de changements d’états, autrement dit de concentrations, de libérations et de transformations d’énergies sonores et, à un niveau supérieur, des relations entre ces énergies. Ces énergies, où l’équilibre des forces est modifié par chaque apparition, supposent une instabilité constitutive, dont la stabilité n’est qu’une suspension temporaire, une manifestation de la latence. Dans l’article « Instabilité fondamentale », Billone écrit :
Toute oscillation d’énergie
- est signe d’une transformation qui a déjà eu lieu ou qui est possible
- est signe de liens possibles avec d’autres présences
- est signe de la proximité d’autres présences
- est signe d’une possible « dys-homogénéité » non encore manifestée
Le compositeur scrute des lignes de force et des tendances, puis suscite d’autres lignes de forces et d’autres tendances, d’autres présences, déduites, secondaires ou transitoires, en rapport le plus souvent avec la présence dominante, et qui dessinent d’autres constellations.
*
La composition musicale dépend d’un toucher, qui est notre troisième terme. Chez Billone, ce toucher, cette auscultation première, ignorante de la stabilité, de l’articulation, de la reproduction mécanique et de la variation de ce qu’elle produit, ouvre un espace : « C’est ici le sens élevé de l’exploration instrumentale (-mentale) », ajoute-t-il dans ses Notes de 2001-2003. Le contact de la main et de l’instrument est un mode de connaissance immédiat, le mode d’une esthétique sensible, entre sensation et sentiment. S’y donne aussi une expérience que nous connaissons tous : dans le toucher, nos corps se constituent, ou plutôt l’« objet » et le corps propre se constituent l’un et l’autre tactilement. Touchant les choses, nous nous touchons à elles. Partant, le contact de soi à cet « objet » est contact de soi à soi.
Le toucher dénote la main. Billone a composé quantité de partitions, dont le titre comprend le mot mani : Mani.Giacometti, Mani.Long, Mani.De Leonardis, Mani.Mono, Mani.Matta, Mani.Gonxha, œuvres déjà citées, mais aussi Mani.Stereos (2008), pour accordéon, ce « gigantesque poumon » au corps à corps avec son interprète, et Mani.Δίκη (2012), pour percussion. La main tient, à l’évidence, un rôle programmatique dans ces titres – et concrètement dans le maniement des percussions, frappées avec les doigts, la paume, les articulations, tout autant qu’avec baguettes et mailloches aux matières rigoureusement précisées. Tout ici désigne une toccata. Billone est un musicien de l’émergence manuelle du son. La main est le lieu par lequel nous touchons le monde, à un niveau antérieur à celui de la conscience et à une profondeur que la conscience ne peut, selon Billone, que déranger, dévier ou remodeler (mais à un niveau moins profond) et que la théorie ne retrouve qu’avec peine.
Aussi Billone se montre-t-il attentif aux pratiques de métiers artisanaux, où le mouvement de la main s’intègre, avec une plus grande organicité que dans la musique, à ce que celle-ci façonne – fer, bois, verre, tissu… Aussi parle-t-il d’une intelligence de la main (dont on trouverait un équivalent, pour les membres inférieurs, dans l’apprentissage de la marche), qui n’est pas cet appendice mécanique aussi neutre qu’une pince dont disposerait la pensée. Cela, contre le Dit qui, en Occident, met à distance, hiérarchise, classe… Le Dit nous rendrait aveugles et sourds : ce qui se produit n’y a de réalité que s’il peut être saisi par le dire ; dans le cas contraire, il déchoit en une forme inessentielle qui tôt ou tard disparaît. Le Dit exclut ainsi tout ce qu’il ne peut dire et introduit en musique une conscience discursive ou intellectuelle, des constructions, des systèmes et des déductions logiques, manifestes dans le faire et dans l’écoute, et faites de signes « sans au-delà », et que Billone juge « mort-nés » :
…l’écoute compétente et cultivée
– conditionné par son initiation –
ne dépasse pas la reconnaissance ou l’exclusion.
(Notes de 2004-2007)
Et Billone d’interpréter la traduction japonaise de langue, kotoba: une langue où le mot ne réduit pas la chose, mais qui témoigne d’une concentration, d’un lien à la base duquel est un silence, vibrant, d’avant le verbe. La connaissance, le sentir, chez lui, sont ceux de la main.
Les vibrations
se révèlent seulement au corps qui en assimile le rythme et en apprend la loi.
Écriture d’abord, inaccessible à une main incapable.
Connaissance par contact. Co-naissance.
Ce qui n’est pas signe : la mesure par laquelle elles s’ouvrent,
le vide dans lequel ces vibrations se profilent,
la perfection élémentaire de chaque geste,
le contact inimaginable avec leur complémentaire,
la disposition en rapports impensables.
(Notes de 2001-2003)
Revenons alors à Mani.De Leonardis: par la main qui anime les ressorts automobiles, la vibration se prolonge dans le bras et gagne le corps tout entier, l’énergie circulant dans un cercle clos dont il n’est souvent plus possible de distinguer la source initiale. Le son ouvre et écrit le corps de l’instrumentiste, et inversement ; l’instrument n’est pas un médium, mais un lieu où une présence se manifeste. « Je résonne aussi, et pratiquement, je me joue moi-même », en déduit Billone. Ou, plus généralement, sur TA (2005), pour ensemble : « En rencontrant la musique, j’écoute-vois-participe-bouche-main-corps-pensée intégralement, je m’harmonise (ou non) avec ce qui se produit en ma présence ». Cela suppose une dimension archaïque, renouant presque avec des exigences de survie – la perception animale du son en tant qu’il signale le danger. Une telle musique s’écoute avec tout le corps, car s’il est vrai que l’onde sonore vient frapper nos tympans, c’est nous qui écoutons, et non notre seule oreille.
Mais une question se pose, celle de l’écriture de ce que la main accomplit, esquissée dans les Notes de 2001-2003. Cette écriture, renouvelée, rend indivises la « Main-qui-écoute » et la « Main-qui-écrit », laquelle n’est pas réductible à un jeu de relations et de distinction de signes, mais prolonge un son et ses liaisons, l’un et les autres résonant de leur provenance, de leur maniement.
*
Le dernier terme de ce parcours sera celui de phonè qui désigne, en grec ancien, la voix, le son de la voix, la faculté de parler, le cri, le son articulé, la voix des animaux, le son des instruments, tout bruit de la nature, de la mer, de la pluie ou du feuillage des arbres, en deçà du mot, du langage, de l’expression verbale. Dans Kosmoi.Fragmente, la soprano est sans texte, dans cet en-deçà du discours articulé. L’œuvre se concentre sur les rythmes et les inflexions de la bouche, avant les ordres de la communication, auxquels la musique de Billone se veut résolument étrangère. La voix n’accède donc pas au logos, à la parole, à ce qu’on dit, à la discussion quotidienne ou philosophique, à la raison, sinon au cours d’une litanie centrale. Rappelons une expérience biographique : Billone a vécu dans des pays dont il ne parlait pas la langue, a reporté son attention ailleurs, sur les qualités phonétiques, et les a transformées dans la composition. Certes, le lien avec la communauté se rompt d’abord, mais il revient autrement, à moins que ne se crée une nouvelle communauté, plus large. Est-ce une méfiance à l’égard d’un sens trop immédiat qui déterminerait préalablement l’écoute ? Billone ne s’intéresse pas à la voix en tant que véhicule d’une littérature, d’un texte, d’un poème ou d’un livret, quand bien même il cite, dans ses notices, un hymne orphique expliquant le titre Δίκη Wall (2012), ou Emily Dickinson pour Quattro Alberi (2011) : « Quatre arbres – sur un Terrain solitaire – / Sans Plan / Ni Ordre, ni Action Apparente – / Maintiennent – / […] / Quel est Leur Impact sur la Nature en Général – / Quel Plan / Chacun d’eux – retarde – ou développe-t-il – / Nul ne sait –4 ».
Alors, chant et texte, de natures distinctes, se nouent autrement. Ce n’est pas le texte qui appelle le chant, mais le chant qui rend possible le texte, qui en est la condition de possibilité. Le texte limiterait la voix, lui imposerait ses rythmes, sa respiration, son phrasé, ses voyelles, ses consonnes et ses syllabes, voire son sens, quand d’autres phonations lui sont possibles. Ce qui agit chez Billone, c’est la voix comme l’une des sources sonores de l’œuvre, au même titre que les instruments. L’émergence d’un texte peut bien se faire, mais il n’est qu’une possibilité parmi les autres – au même titre que les modes de jeu traditionnels, pourrait-on avancer. Les mots, le plus souvent indéchiffrables, sont seulement ce qui affleure à la surface, sur les ruines d’une origine oubliée, mais latente. On comprendra pourquoi dans ME A AN (1994), pour voix et ensemble, Billone a choisi le sumérien, comme langue d’un stade premier, originel, de civilisation, quand les hommes, dit-il, commençaient d’explorer leurs possibilités vocales. Une archéologie de la voix, en quelque sorte, et une ultime ouverture.
- Helmut Lachenmann, texte sur Pierluigi Billone à l’occasion de la remise, en 2004, du Prix international de composition de Vienne (sous la direction artistique de Claudio Abbado), repris dans le CD Pierluigi Billone, ME A AN – ITI KE MI, Stradivarius, ensemble recherche series, STR 337-16 (2005), traduction française p. 14-15.
- Tous les textes de Pierluigi Billone sont cités d’après le site du compositeur : http://www.pierluigibillone.com/en/home (lien vérifié le 2 novembre 2013). Nous traduisons.
- Un springdrum (ou une boîte à tonnerre) est une percussion cylindrique traversée d’un ressort permettant des effets d’orage, et que Billone place, dans cette œuvre, au-dessus d’une plaque métallique.
- Emily Dickinson, Poème n° 778 (1863), Poésies complètes, traduction de Françoise Delphy, Paris, Flammarion, 2009, p. 727-729.