Parcours de l' oeuvre de François-Bernard Mâche

par Anne-Sylvie Barthel-Calvet

Fort d’une centaine de numéros d’opus, l’œuvre de François-Bernard Mâche revendique une inscription singulière dans la production des soixante dernières années. Refusant une lecture téléologique de l’évolution musicale, le compositeur s’est placé dès ses débuts à distance de tout projet formaliste, que ce soit celui du sérialisme ou celui de Iannis Xenakis dont il était par ailleurs si proche personnellement.

Mâche dévoile un certain nombre de pistes de lecture de son œuvre au fil de ses écrits, d’une érudition à la fois très pointue et encyclopédique au sens étymologique du terme (faisant appel à des domaines aussi divers que la philosophie, la biologie, l’ornithologie, l’anthropologie ou l’histoire des religions). Ses concepts de « modèle », « génotype », « phénotype » et « archétype » – pour ne citer qu’eux – n’ont cependant pas seulement vocation à expliquer ses processus compositionnels, mais prennent une véritable dimension théorique. En archéologue et en anthropologue minutieux, Mâche, en effet, met en évidence leur utilisation dans des productions musicales d’époques et de cultures très éloignées, mais aussi dans le règne animal. Ce faisant, il adopte un positionnement intellectuel peu commun, résolument anhistorique et anti-culturaliste, allant même jusqu’à remettre en cause la primauté créatrice et artistique de l’espèce humaine.

Ces différentes notions tissent un fil problématique qui traverse toute la production musicale de Mâche. Celle-ci s’organise fréquemment en « familles d’œuvres » qui apparaissent comme des ramifications des différents concepts ou procédés compositionnels qu’il utilise. Cette exploration, parfois liée à des développements technologiques, se fait tantôt par vagues successives, tantôt par récurrences « en pointillé » à différents moments de son parcours.

Du modèle à l’archétype : dialogues de mondes sonores

Après Duo, unique incursion dans le champ sériel (« Je m’étais appliqué à rendre expressives des séries dodécaphoniques plus ou moins traitées comme des mélodies », dira-t-il plus tard1), Mâche investit dès la fin des années cinquante deux domaines qui seront les socles de sa création à venir : d’une part, le travail (sur bande) de sons enregistrés avec Prélude, œuvre élaborée au GRM, et d’autre part, l’utilisation du modèle, dans un premier temps littéraire, avec cette borne miliaire qu’est Safous Mélè suivie de La Peau du Silence, Le son d’une voix,Canzone III et Canzone IV. Parti, dans la première pièce, d’une démarche assez simple, dans laquelle le texte de Sappho structure le chant et l’accompagnement instrumental par un système de correspondances phonétiques, Mâche va l’enrichir et la développer dans deux directions différentes : une transposition plus abstraite du modèle non seulement phonétique, mais aussi syntaxique par un processus d’anamorphose complexe dans les Canzone et, de manière diamétralement opposée, un travail sur la réalité sonore du texte dit, pour Le son d’une voix, première œuvre entièrement basée sur une analyse de spectrogrammes.

Première œuvre où le compositeur fait dialoguer d’égal à égal un orchestre avec des sons naturels enregistrés, Rituel d’oubli constitue un jalon décisif de l’évolution esthétique de Mâche, à travers une double rupture. En effet, il y récuse à la fois la suprématie du son « culturel » façonné par l’Homme et l’impératif schaefferien2 de l’écoute réduite qui implique la déconnexion de la perception et de l’identification du son par rapport à son origine de production. C’est avec ce geste à la fois esthétique et idéologique que Mâche naît véritablement à lui-même. Il développera sous différentes formes ce dialogue avec la nature musicienne, prise comme répertoire de modèles sonores dans lequel il puise à loisir : dans des œuvres mixtes où le son « culturel » se greffe et s’hybride sur le son naturel, mais aussi dans des pièces purement instrumentales où le modèle naturel n’est plus qu’implicite ou, à l’inverse, dans des réalisations électroacoustiques qui font jaillir une écoute musicale du montage et de la confrontation de sons purement naturels. Ceux-ci sont tirés tant des productions du vivant (oiseaux, bien sûr, mais aussi grenouilles, cochons ou crevettes grésillant sur le micro) que des éléments tels que l’eau (pluie, ressac), le vent (dans des voiles) ou le feu.

Mâche poursuit et affine le dialogue entre nature et culture initié avec Rituel d’oubli dans une série de « familles » d’œuvres mixtes qui constituent autant d’étapes majeures de sa production : le « cycle Agiba » (du nom d’une œuvre électroacoustique de 1971 aujourd’hui retirée du catalogue), regroupant Rambaramb (pour piano, orchestre et bande), Korwar (pour clavecin et bande) et Temes Nevinbür (pour 2 pianos, 2 percussions et bande), qui font tous appel aux mêmes sons enregistrés de la bande de Agiba (avec quelques modifications3). Plutôt que d’opposer sons naturels et instrumentaux, Mâche montre, par différentes techniques d’écriture (imitation, « colorisation », « placage », « sur-modelage », selon la terminologie du compositeur4), la capillarité entre les uns et les autres. Dans le cycle suivant inauguré par Naluan (pour 9 instruments et bande), suivi de Marae (pour 6 percussionnistes et bande), puis Kassandra (pour 14 instruments et bande), Amorgos (pour 12 musiciens et bande) et Sopiana (pour flûte, piano et sons enregistrés facultatifs), la parenté entre les différentes œuvres repose non sur l’utilisation d’un même matériau brut, mais dans la méthode de travail adoptée, qui procède par choix, enregistrement, sélection, montage, transcription et orchestration des sons. Néanmoins, comme dans le cycle précédent, l’osmose entre les univers sonores repose sur le principe de synchronisme qui pose certes des difficultés de réalisation aux interprètes, mais qui, procédant souvent par brouillage perceptif, permet la fusion des différents éléments.

Dans le cycle Naluan, Mâche dépasse l’utilisation d’un « modèle » pour faire émerger des « archétypes » sonores en mettant en évidence les parentés profondes entre les structures sonores d’origine diverse et il revendique, pour la première fois dans sa production, de susciter un « imaginaire de l’ordre du sacré » par la « recherche d’une adéquation avec une vérité antérieure à tout langage et à tout souci d’expressivité purement humaine5 ».

L’électroacoustique comme révélateur des archétypes sonores

Bien que ce ne soit pas dans ce domaine qu’il ait produit le plus grand nombre de numéros d’opus, l’électroacoustique a joué dans la création mâchienne un rôle de catalyseur et de libérateur, à la fois dans ce qu’il révèle à l’auditeur et dans son processus compositionnel même. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Mâche ne s’est pas lancé, avec l’électroacoustique, dans la quête de « l’inouï pour l’inouï », mais plutôt dans celle de l’inouï parce qu’oublié ou étouffé par des rumeurs plus accaparantes.

Ainsi, dans les Phonographies de l’eau de 1980, sa démarche vise à révéler la dimension éminemment artistique des productions sonores naturelles, en en dégageant la finesse d’élaboration de leurs formes : « Il s’agit en quelque sorte d’inverser la proposition kantienne pour qui l’art authentique opère comme s’il était une production de la nature » et « d’organiser la nature comme si elle était déjà l’esquisse d’une œuvre d’art6 ». La seule intervention du « compositeur » y réside en un travail de montage qui lui permet de faire entendre les modifications extrêmement lentes du donné naturel dans une temporalité adaptée à l’attention de l’auditeur occidental. Le dialogue entre nature et culture se joue ici par cette « mise en écoute » qui, tant de la part de l’opérateur que de celle de l’auditeur, est une démarche artistique.

Néanmoins, Mâche ne limite pas la valorisation de cette richesse sonore à la seule opération de « sertissage » qu’est le montage, mais la démultiplie en lui conférant une véritable valeur structurante, grâce aux manipulations rendues possibles, à partir du début des années 1980, par l’UPIC (Unité Polyagogique Informatique du CEMAMu, développée sous l’égide de Xenakis), qu’il utilise de manière très personnelle. Dans Hyperionet Tithon, il extrait ainsi des modèles naturels (oiseaux, amphibiens, insectes, mammifères pour la première, cigale uniquement pour la deuxième) une enveloppe dynamique complexe qu’il recombine « de façon quasi-fractale7 », ou emprunte des cellules rythmiques à ces mêmes modèles pour les appliquer à des timbres instrumentaux (dernière séquence d’Hyperion). Par ces démultiplications à l’infini, l’original naturel imprègne ainsi tant la structure interne des sons que leur organisation macroscopique et établit une correspondance entre micro- et macro-forme.

Autre médium électronique apparu à la même époque que l’UPIC, l’échantillonneur, qui connaît alors un plein essor et se diversifie considérablement, permet à Mâche de libérer son « écriture » électroacoustique, comme il le souligne à propos de La traversée de l’Afrique : « J’explorais ici la possibilité de cumuler les avantages de l’écriture instrumentale, plus souple, plus humaine et plus diversifiée, avec ceux des sonorités électroacoustiques, qui ont constitué un important enrichissement de la palette du compositeur8. » Dans cette œuvre, Mâche utilise en fait un synthétiseur Kurzweil 250, même si, généralement, il préfère l’échantillonneur au synthétiseur, auquel il reproche des sonorités trop stéréotypées. Il trouve dans ces ressources technologiques la possibilité de développer dans un contexte électroacoustique une certaine « instrumentalité » qui lui permet aussi d’y rétablir l’interface humaine de l’interprète vivant dans le dialogue compositeur-auditeur. Dans les sonorités de percussion qu’il déploie, le clavier de La traversée de l’Afriqueredonne ainsi tout son sens à la notion de virtuosité. Avec Tempora (pour 3 échantillonneurs et un séquenceur), Mâche tire parti des possibilités à la fois d’improvisation et de contrôle direct qu’offre l’utilisation de claviers Midi et de séquenceurs pour échapper au carcan d’une écriture omniprésente et invasive. Ce nouveau medium lui permet donc à la fois d’ouvrir à l’auditeur des champs sonores insoupçonnés et, pour lui-même, de développer une praxis compositionnelle plus souple.

Faire dialoguer virtuel et réel

Les mutations technologiques du début des années 1980 infléchissent également de façon significative la production « mixte » de Mâche dans sa conception comme dans son exécution. Il y fait souvent appel à la technologie UPIC pour générer des sons retravaillés dans un deuxième temps avec des échantillonneurs (un DHM Publison pour Aulodie en 1983 – pour hautbois, ou saxophone soprano, ou clarinette piccolo – ou un Akaï S3000 pour le quatuor à cordes Moires de 1994). Dans ces deux œuvres, les sons sont ensuite « fixés » sur une bande (DAT pour Moires) avec laquelle les interprètes doivent se synchroniser ; dans d’autres cas cependant, la partie électroacoustique est confiée au claviériste d’un échantillonneur, qui peut alors interagir avec les autres musiciens. Pour l’écriture en synchronisme chère à Mâche dans sa musique mixte (présente, par exemple, dans le cycle Naluan précédemment mentionné), cette nouvelle ressource technologique apporte de fructueuses possibilités de développement, dans la mesure où, palliant un certain nombre de difficultés d’exécution, elle permet l’amplification du dialogue entre différents univers sonores. Avec L’Estuaire du temps, ce dialogue prend la forme d’un « concerto » pour échantillonneur et orchestre, dans lequel Mâche réalise son rêve de manipulations fines de sons naturels, dans une perspective non pas d’affrontement (inhérente au projet concertant), mais de fusion et d’abolition de « toute frontière psychologique entre les sons enregistrés et les sons instrumentaux9 ».

D’une manière qui peut paraître paradoxale, malgré les immenses possibilités qu’ouvrent ces nouveaux outils technologiques dans l’utilisation des sons naturels, Mâche préfère explorer la nouvelle voie d’un dialogue instrumental imaginaire. Il réunit ainsi des instruments d’horizons culturels diversifiés, comme dans Aliunde, pour soprano, percussion et un échantillonneur qui donne entre autres à entendre un tabla indien, un gender javanais et un hybride de santur iranien et de balafon africain, ou encore dans Melanga, où l’échantillonneur « contrepointe » de sonorités non indonésiennes le gamelan et le poème en javanais chanté par une femme. Inversement, dans d’autres œuvres, il privilégie l’homogénéité sonore et l’échantillonneur propose une extrapolation des possibilités de l’artisanat instrumental ; c’est le cas, en particulier des œuvres pour 5 percussionnistes et un échantillonneur, Khnoum et Vectigal libens, mais aussi, dans une certaine mesure, du Manuel de résurrection, pour mezzo et 2 échantillonneurs, qui vise à faire entendre pour leur pure valeur sonore des langues aujourd’hui disparues. Au travers de ces différents projets esthétiques, Mâche s’intéresse aux nouvelles possibilités d’écriture apportées par ces moyens technologiques. Ce sera le cas avec le Voicetracker de Uncas, qui déclenche en temps réel des timbres en synchronisme, et avec le séquenceur de Aliunde qui, lors du processus compositionnel, lui permet de retravailler comme un modèle donné un premier jet saisi sur clavier Midi : « Le modèle au sens d’une structure trouvée et le modèle au sens d’un schéma dynamique tendent à se rejoindre10 ».

Le modèle en palimpseste dans les œuvres instrumentales

La notion de modèle et son corollaire, l’écriture en synchronisme, irriguent également la musique purement instrumentale de Mâche. Dès les années 1970 et parallèlement au « cycle Naluan » de musique mixte entamé en 1974, il la développe dans une série de pièces inaugurées par l’Octuor op. 35 de 1977, œuvre-étape dans laquelle il explore une nouvelle dimension du « modèle naturel », sonore ou visuel (nervures d’une feuille de vigne vierge), cette fois implicite et « générateur de gestes musicaux11 ». Celui-ci lui permet de mettre en œuvre un nouveau système harmonique, de « nouvelles fonctions pour les combinaisons de sons simultanés, définitivement libérés de leurs valeurs de consonances ou dissonances12 » et de déployer des jeux de couleurs diffractées selon des polymétries ou des polytempies complexes dans des œuvres contemporaines comme Solstice (pour orgue et clavecin) et Aera (pour 6 percussionnistes).

Par la suite, Mâche poursuit l’exploration de cette « veine », où écritures rythmique et harmonique se nouent pour faire jaillir des textures d’une richesse insoupçonnée. Il la développe dans son grand cycle pour « piano démultiplié » (piano 4 mains ou plusieurs pianos), qui comprend Areg (piano 4 mains), Styx (2 pianos 8 mains), Léthè (2 pianos 8 mains) et Mesarthim (2 pianos), auquel il convient d’ajouter les 3 pianos d’Andromède (grand orchestre et double chœur). Les jeux de décalages multiples de tempi modulant les résonances et les timbres qui y sont mis en place apparaissent également, outre Solsticeet Aera, dans d’autres œuvres pour différents types de claviers, telles que Anaphores (clavecin moderne et un percussionniste), Phénix (un vibraphone et 9 toms échelonnés) ou Braises (clavecin moderne et orchestre) : au-delà de leurs différences de matériaux et de modes de jeu, tous ces instruments ont en commun une structure organologique de type scalaire qui permet le déploiement de ce type d’écriture. Comme le note Mâche à propos du concerto pour clavecin Braises, la « marqueterie de timbres13 » est issue de la diversité des flux rythmiques superposés. Si les instruments à clavier apparaissent comme un support idéal pour de telles textures polyphoniques, le compositeur y fait également appel pour d’autres configurations instrumentales, comme l’orchestre à cordes de Planh qui superpose pas moins de onze tempi différents.

Une telle écriture s’avère un médium idéal pour explorer la modalité : dans Anaphores et Phénix qui en est une « réélaboration simplifiée14 », Mâche déploie un mode chromatique de deux octaves sur des cellules rythmiques tirées de la Deuxième Pythique de Pindare, tandis qu’il fait appel à une grande diversité de modes évoquant Java dans Guntur Madu (clavecin moderne) et sa transcription pour orgue Guntur Sari. La démultiplication de ces échelles selon des variations temporelles fait émerger des résonnances subtilement travaillées par les jeux de décalage qui, tant dans des œuvres pour percussion que pour piano, oblitèrent la perception de l’origine percussive du son (les marteaux du piano dans Léthè).

Dans les superpositions temporelles, Mâche se plaît à jouer avec des tempi proches mais non coordonnables : toute une série d’œuvres s’inscrit dans cette « gémellité antagoniste15 » qui culmine avec Mesarthim (2 pianos), du nom (à la fois arabe et hébraïque) d’une étoile double, et que l’on trouve déjà de Toïn Theoïn (2 clarinettes) à Autonomie (clavecin et percussion) et Areg.

Ce paradigme du décalage des deux dimensions, scalaire et temporelle, repose sur la présence d’un modèle plus ou moins explicite et manifeste le même principe d’écriture en synchronisme que dans la musique mixte : ici, c’est à un archétype musical, celui du canon, que Mâche fait appel pour démultiplier en jeux de miroirs parfois très complexes la structure originelle. La rémanence de cette forme d’écriture dans ces deux genres musicaux tend d’ailleurs à abolir la frontière qui sépare sa musique instrumentale de sa musique mixte (en particulier avec instrument virtuel).

Texte et narrativité : une quête du sacré

Outre son dialogue têtu et fécond avec la nature, l’œuvre de Mâche ne se déprend pas d’une passion tenace pour les textes, qui se traduit par son intérêt tant pour la structure (dans ses œuvres de jeunesse, Safous Mélè, Canzone IIIetCanzone IV) et la richesse sonore des langues que pour la portée symbolique des grandes narrations mythiques dans lesquelles il découvre la racine sacrée des archétypes humains. La récurrence de langues disparues ou sur le point de disparaître, dans ses œuvres vocales ou mixtes – qu’elles soient données à entendre ou présentes seulement sous forme de modèles sous-jacents –, traduit une fascination pour ces cultures englouties et une volonté rappelant celle de Malraux16 de dialogue par-delà la mort des civilisations et contre l’histoire.

Si Mâche objective cette fascination en mettant en avant la fonction sonore de la langue, comme il le revendique pour Le son d’une voix, Rituel d’oubli, Temboctou ou le Manuel de résurrection, il aime à recourir aussi à des textes sacrés (les Trois chants sacrés de 1990 ou le Manuel de résurrection) dont le contenu symbolique et la forme (qui suit par exemple l’archétype de la litanie), exprimés dans une langue d’« outre-civilisation », renforcent leur ancrage dans une perspective anhistorique. Cette dimension symbolique s’approfondit en enracinement dans le mythe avec le grand cycle de polyphonies vocales faisant référence à des figures féminines mythiques : Danaé, pour 12 voix mixtes et percussions, Andromède, pour grand orchestre et double chœur, et Cassiopée, pour chœur mixte et deux percussions (première version de 1988 avec chœur parlé, et deuxième de 1998, abrégée et avec récitant), auquel on peut adjoindre Taranis, oratorio profane pour grand orchestre, chœur et récitant. Si les deux premières œuvres utilisent des phonèmes, tandis que Cassiopée repose sur des fragments grecs des Oracles chaldéïques chantés et superposés à leur traduction parlée et que Taranis fait appel à un poème original du compositeur, toutes révèlent un ancrage fort dans une dimension à la fois mythique et narrative.

Celle-ci se retrouve d’ailleurs aussi dans certaines œuvres mixtes ou instrumentales comme L’Estuaire du temps dont l’auteur dit que « la rencontre d’une forme narrative – le cours du fleuve – et de l’immuable en profondeur – l’océan –, est le vrai thème de l’œuvre17 », Khnoum, dont le déroulement est assimilé à celui d’une cérémonie, ou Hiérogamie, pour flûte et tambour qui, par la valeur symbolique de ces deux instruments, commémore une union mythique.

Cette narrativité s’inscrit dans la référence à la notion d’archétype que Mâche déploie sous différentes modalités. Ainsi, c’est l’archétype de l’ostinato qui innerve la micro-structure de nombre d’œuvres (par exemple Rambaramb ou Amorgos), tandis qu’au niveau macro-structurel, les formes de la litanie (Manuel de résurrection) ou de la spirale (Eridan,Taranis) régissent l’organisation des séquences sonores. Le recours délibéré à de tels archétypes témoigne de la volonté de Mâche d’inscrire sa démarche créatrice dans une dimension anthropologique qui renoue avec des pratiques musicales immémoriales et intemporelles, et qui se manifeste tant dans l’archéologie imaginaire de Safous Mélè que dans les rituels invoqués dans les Mangeurs d’ombreouKengir, écrit sur des poèmes d’amour sumériens multi-millénaires. L’implication de sons enregistrés, naturels, humains, instrumentaux, électroacoustiques apparaît ainsi, par sa valeur transgressive, comme une négation – que Mâche revendique explicitement – de l’histoire vue, à l’instar d’un Malraux, comme une fatalité dévorante. Mais, plus largement, le lien maintenu et revivifié avec d’innombrables cultures, s’inscrit dans une quête du sacré inhérente à tout acte musical, même si elle peut étonner de la part d’un homme qui refuse toute obédience particulière.

Mâche parmi ses contemporains : une « troisième voie » ?

En cette quête réside peut-être la clé du cheminement singulier de ce compositeur qui a très tôt refusé tant le formalisme (sériel ou xenakien) que l’expérimentalisme schaefferien, mais qui a également, lors de l’émergence du minimalisme et du néo-tonalisme, dénoncé ce qui lui paraissait une impasse. Dans les deux cas, parce que toutes ces démarches impliquaient les notions de « progrès » et de « régression », elles se situaient dans l’histoire. Au contraire, c’est dans l’interrogation conjointe des archétypes naturels et culturels que Mâche ancre son invention de formes inouïes – au sens étymologique du terme –, dépassant une pensée de type dichotomique (nature/culture, passé/présent, progrès/régression). La « troisième voie », terme qu’il emploie pour caractériser sa position aux débuts des années 1980, contredit à la fois cet historicisme et un culturalisme qui, inlassablement, voudrait faire de l’homme l’unique détenteur de la capacité créatrice.


  1. François-Bernard Mâche, Cent Opus et leurs échos, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 17.
  2. En désaccord avec l’orientation purement « solfégique » du projet développé par Pierre Schaeffer à cette époque, Mâche quitte le GRM en 1963.
  3. Pour le détail de ces modifications, voir Vincent Tiffon, « L’œuvre mixte de F.-B. Mâche : un modèle du genre », Les Cahiers du CIREM, n° 22-23, décembre 1991-mars 1992, p. 100.
  4. Pour des exemples de manipulation de ces techniques, voir Vincent Tiffon, art.cit., p. 101-103.
  5. François-Bernard Mâche, Cent opus…, p. 152.
  6. Ibid., p. 164.
  7. Ibid., p. 229.
  8. Ibid., p. 214.
  9. Ibid., p. 252-253.
  10. Ibid., p. 223.
  11. Ibid., p. 139.
  12. Id.
  13. Ibid., p. 260.
  14. Ibid., p. 191.
  15. Ibid., p. 222.
  16. Mâche évoque l’importance de la lecture de L’Intemporel de Malraux lors de la composition de Naluan en 1974 (ibid., p. 111).
  17. Ibid., p. 252.
© Ircam-Centre Pompidou, 2015


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