Albert Moeschinger, né en 1897 à Bâle, est difficile à mettre en parallèle avec d’autres compositeurs. Ce n’est pas sans peine que l’on cherche à définir les liens unissant sa musique à celle de ses contemporains ou de ses compatriotes, à celle d’éventuels modèles historiques, à celle née de l’évolution plus récente de l’art musical international. Moeschinger est en fait, comme il aimait lui-même à le rappeler, un promeneur solitaire également dans le domaine de la composition, un solitaire habitué à conduire son « petit train spécial ».
Quiconque souhaite honorer comme il convient la contribution de Moeschinger à la composition musicale, se souviendra qu’il appartient à la génération des Arthur Honegger, Frank Martin, Wladimir Vogel, Conrad Beck, Willy Burkhard, mais qu’il a survécu à la plupart d’entre eux, de plus de vingt ans même dans le cas de Honegger et de Burkhard, ce qui lui a permis de continuer à se développer et aussi ce qui l’a contraint à se battre avec l’environnement et ses mutations. Il serait facile de montrer que, comparé à d’autres contemporains, particulièrement hors de Suisse alémanique, Moeschinger ne s’est pas laissé influencer par des courants familiers et bon marché, ni non plus par les tentations de modes confortables. On peut dire que le développement, I’évolution et le progrès n’ont pas rapproché Moeschinger des autres, mais qu’ils ont aidé à marquer encore plus profondément sa propre personnalité.
Les réflexions que Rudolf Kelterborn s’est faites, il y a dix ans, lors de la création d’Ignis divinus, sont devenues entre-temps plus vraies que jamais : Moeschinger est vraiment un compositeur hors cadre qui a su échapper aux conventions d’un traditionalisme éclectique, mais surtout aux conventions dictées par la mode du jour. L’ermite de Saas-Fee, le sauvage d’Ascona Albert Moeschinger, de décennie en décennie, est demeuré sur le plan musical un marcheur solitaire.
Sans doute décèle-t-on bien des traces de l’impressionnisme français dans la musique de Moeschinger, ainsi que des éléments inspirés par la rythmique de Stravinsky. A propos du Ballet en concert pour grand orchestre, opus 102, I’lgnis divinus,déjà cité, Kelterborn a noté une « pulsation pétillante et dansante ». De fait, le style de Moeschinger, pas seulement dans les dernières oeuvres, se distingue par la transparence des structures, par la diversité de la palette sonore, mais aussi par un sens aigu de l’économie des moyens. Hans Oesch, à propos de laCinquième symphonie op. 89, datant de 1960, a dit qu’elle était « sans romantisme, sans sentimentalité, apollinienne, active », on serait tenté de définir avec les mêmes épithètes l’ensemble de la création de Moeschinger. Grâce à l’utilisation des techniques sérielles, la structuration athématique du détail a fait sentir ses effets également sur les grandes lignes de la forme. Une limpidité croissante dans le traitement des couleurs sonores marque l’évolution du style, mais aussi de la morphologie des partitions de Moeschinger. De cellules formelles minuscules, ciselées comme de durs diamants, proches du filigrane, est née une sorte de « prose chantée » aux allures d’improvisation, donnant l’impression d’un discours libre. Dans les oeuvres récentes, les subtiles différences entre la fusion des sons et leur utilisation à l’état pur se confondent. De l’emploi, systématisé d’une façon presque statique, d’instruments contrastés de l’orchestre, l’on peut définir par déduction les clefs d’autres paramètres de l’art de composer chez Moeschinger. Dans lesBlocs sonores conçus en 1976, le compositeur a affronté les problèmes de l’organisation de l’espace sonore.
L’oeuvre de Moeschinger impose par la quantité des compositions (plus de deux cents) et leur diversité de formes. A l’exception de l’opéra, il comprend tous les genres. Son catalogue va de la pièce pour piano et de la sonate pour diverses formations, à la symphonie et au concerto, en passant par l’oeuvre chorale, la cantate, la messe, jusqu’au ballet. Ranger les oeuvres récentes dans les formes de types habituels serait une entreprise ardue. Pour mettre en lumière un principe de conception formelle dans les dernières créations de Moeschinger, on pourrait évoquer la notion de discours de caractère rhapsodique.
Autant l’oeuvre de Moeschinger est multiple et variée, autant le déroulement de sa vie fut à l’abri de tout éclat spectaculaire. Après une formation commerciale, les études musicales ont suivi, de 1917 à 1923, à Berne, Leipzig et Munich. De 1928 à 1943, le compositeur enseigna à Berne. Pour des raisons de santé, il se retira en 1943 à Saas-Fee. De 1956 à 1978 il vécut à Ascona, ensuite il fixa son domicile à Thoune où il mourut le 25 septembre 1985.
Au cours d’une carrière de compositeur de plus de cinquante ans, Moeschinger n’a pas manqué d’attirer l’attention et de recevoir sans cesse de nouvelles commandes d’ouvrage. Des prix, des honneurs officiels lui furent en quelque sorte assurés, jusqu’à la fin de sa vie, tout comme l’encouragement de mécènes privés. Parmi les pionniers de la musique de Moeschinger, il faut compter Paul Sacher qui, depuis 1923, a monté près de 20 de ses oeuvres. Signalons un handicap que Moeschinger a dû subir lui aussi dans sa carrière après la deuxième guerre mondiale : la difficulté d’imposer ses oeuvres hors de Suisse, un phénomène qui ne touche pas que les compositeurs de sa génération. Il n’empêche que Moeschinger est l’un des rares musiciens suisses, et pas seulement parmi ses contemporains, qui ait réussi à organiser son existence en restant « compositeur libre », et à vivre de ses compositions. La vitalité créatrice de Moeschinger n’a pas faibli ces dernières années ; le nombre et l’intensité des partitions nouvelles prouvent au contraire qu’il est plus que jamais présent. La notice d’un style marqué par l’âge se laisse difficilement concevoir chez ce musicien ; d’autant moins ne saurions nous parler de régression.