Il s'agit d'une gouache de Barnett Newman qui date de 1946-1947. Rejet du quadrillage, du fractionnement du temps, des espaces compartimentés qui enserrent la tradition occidentale, l'étrécissent et la projettent sur la grille utopique de Mondrian. L'art géométrique qui domine depuis la Renaissance répond à un idéal de clôture, de définition et trahit un secret désir de possession. L'objectivisme des compositions abstraites s'apparente au mécanisme que Newman récuse : un monde tout entier fait d'étendue et de mouvement. Au surplus, les symboles des sciences exactes sont pris pour l'essence du réel. A cette vision combinatoire, Newman oppose la qualité, les tensions, l'hétérogénéité.
Euclidian Abyss est une œuvre polémique contre la géométrie et l'esprit géométrique en art. L'abstraction consiste aussi à dépasser la perspective géométrique pour retrouver le sens des profondeurs, le fond primordial de la perception à partir duquel se libère l'expression subjective.
Les œuvres des années 1946-1947 se partagent entre de libres improvisations et des compositions dominées par le conflit de la vie et de la géométrie. L'idée de création se confond pour Newman avec celle d'accroissement. Des images de germination fourniront les principaux thèmes des tableaux de 1946 — The Word I, Pagan Void, The Beginning, Moment, The Command, Genesis-The Break. Terre, soleil, graines, oeufs, plantes servent de prétexte à l'évocation d'atmosphères de naissance, au tableau de l'éveil du monde. Newman traite, à cette époque, de la réalité cosmique qui est croissance perpétuelle, création de formes, continuité de jaillissement. À l'extrême opposé, se situe le royaume du mécanisme pur, dominé par le déroulement monotone de phénomènes toujours identiques et symbolisé par les motifs abstraits de l'euclidisme esthétique.
Newman se tourne vers le monde primitif et s'inspire des mythes de création des Indiens de la côte nord-ouest du Canada. Aussi bien renoue-t-il avec les courants primitivistes européens que l'on trouve chez Klee ou Picasso. Euclidian Abyss participe à la fois de la peinture des plages lumineuses que développent Rothko, Gottlieb, Reinhardt et de l'art dynamique qui caractérise la manière de Pollock, Hofmann ou De Kooning.
L'octuor qui se réfère à la toile de Newman et lui emprunte son titre, rouvre en quelque sorte, dans le domaine propre de la musique, la problématique que suscitait le tableau dans l'ordre plastique. A mes yeux, la forme esthétique n'est pas la forme mathématique — le moment critique d'un processus ne se réduit pas à une coupure — la genèse des formes n'est pas comparable à l'occupation du temps. L'oeuvre que j'intitule à mon tour Euclidian Abyss exclut les lignes de contour, les tracés, le sens circonscrit. Foyers et milieux, mobilité et transparence, tensions contraires irrésolues, colorisme, dissolution progressive des formes constituent à la fois la grammaire et le matériau de la pièce et lui impriment son style.
L'octuor explore un archétype immémorial qui est celui de la chute. Les images de l'abîme sont multiples : malaises, dérobade, trébuchement, enfoncement, effroi, vertige, terreur. La forme musicale est celle d'une spire, d'une circonvolution en hélice. Expansions et contractions, enroulements et déroulements rythment l'oeuvre et lui confèrent son articulation paradoxale.
Hugues Dufourt.