L’Établi, ce titre désigne les quelques centaines de militants intellectuels qui, à partir de 1967, s’embauchaient, s’établissaient dans les usines ou les docks. Robert Linhart fut l’un de ceux-là. Après une année comme ouvrier dans l’usine Citroën de Choisy, il décide, dix ans plus tard, de livrer son témoignage.
Poignant et précis, ce récit nous permet de saisir le rapport que les hommes entretiennent entre eux par l’intermédiaire des objets. Nous saisissons les ravages des rapports de production : les systèmes de surveillance, la répression, le rapport de force inégal entre les chefs et les ouvriers, qu’ils soient français ou immigrés. Nous saisissons déjà les ravages du capitalisme.**
Le texte de Robert Linhart est sur une ligne de crête : il écrit à la fois son point de vue intime et son point de vue politique sur son expérience passée d’Établi. À la lecture, je suis face à un témoignage historique d’un système de production d’automobiles au XXe siècle et face à l’extrême sensibilité d’un homme qui constate, dans ce cadre, l’injustice et l’inégalité profondes entre les hommes. Pour traduire cette sensation de lectrice en œuvre sonore, j’ai choisi de réunir deux chapitres du livre : « La grève » et « Le sentiment du monde ». Adossés l’un à l’autre, comme en miroir, ces deux temps distincts vécus par le narrateur décrivent deux façons de vivre la lutte. Il y a la grève collective et harassante contre la récupération injuste d’heures de travail imposée par les patrons. Jour par jour, heure par heure et dans le vacarme de la chaîne, la mise en marche de la machine antigrève Citroën qui s’élève contre les grévistes et fait son travail de sape. Plus tard, et puni pour son rôle actif dans la lutte, il y a la rencontre avec un frère obscur. Tous deux parqués, ils se lient le temps d’une journée de labeur. Malgré leurs différences de classe et de culture, un sentiment de reconnaissance advient. Un sentiment profond, complexe, infini, émerge, dans ce contexte inhumain. Un sentiment du monde, irrésolvable, qui se console peut-être par ce type de rencontre.
La voix de Robert Linhart est une, car il est le seul témoin de son expérience. La seule voix d’Hassam Ghancy porte ses mots, faisant le pont entre 1968 et aujourd’hui, entre l’auteur et nous. Mettre en voix ce texte, c’est spatialiser les souvenirs pour en faire une mémoire partagée et collective. C’est, je l’espère, faire entendre un récit manquant de notre histoire, qui convoque des objets, des fantômes et des systèmes encore trop présents.
Julia Vidit
D’un point de vue sonore, j’ai choisi d’accompagner ce texte – puissant dans ses propos politiques et sociaux – d’atmosphères qui évoquent les lieux et les situations dans lesquelles se déroule l’action. Il peut s’agir d’espaces vastes et extérieurs (l’usine, la rue, etc.) ou d’espaces réduits et intérieurs (le café). C’est au sein de ces espaces que je reconstruis et articule, à l’aide d’échantillons, les bruitages des divers événements du récit. Cette démarche, qui peut être considérée comme « naturaliste » est en réalité bien plus ambiguë. Elle vise à évoquer la mémoire et le rapport au temps, dimensions fondamentales du texte. Si le texte nous parle d’un épisode historique précis, l’atmosphère sonore veille à créer un cadre atemporel.
Les deux chapitres du texte possèdent chacun une rythmicité et une respiration contrastées. La première partie, plutôt dynamique, dévoile une course contre la montre, avec des moments de suspens, qui suit la progression de la grève. Les sons des machines, des ouvriers et autres bruits de l’usine, articulent le récit. La deuxième partie, plus lente, ouverte, avec une temporalité et une sonorité dilatée, explore l’introspection.
J’ai conçu la couleur sonore globale de la pièce en faisant référence à la matérialité du métal, si présent dans l’usine Citroën. Cette sonorité dense, parfois brillante et stridente, d’autres fois opaque et sombre, met en relief les aspects expressifs et émotionnels du texte. L’écriture spatiale suit les transformations des lieux et du récit. Le placement de la voix est plutôt sobre. Néanmoins, les divers souvenirs évoqués par l’auteur prendront place dans cet espace reconstitué, créant des atmosphères de densité et ampleur variées qui remémorent ce sentiment d’un monde disparu.
Roque Rivas
Note de programme des représentations du 18 au 25 juin 2022 au T2G Théâtre de Gennevilliers.