Cette pièce ne doit certainement pas être comprise comme une tentative de traduire les concepts de Lacan1, lesquels ne doivent du reste être compris qu’en tant que processus transformatifs, qui évoluent eux-mêmes dans ses écrits au fil des décennies.
L’élaboration, en termes musicaux, d’une expérience de Gestalt et de constitution de l’identité par le biais de la mise en miroir est explorée de diverses manières : cela commence par l’usage de machines-miroirs, en l’occurrence des boucles de rétroaction, capables de refléter des événements sonores, puis de les oublier via un processus de filtrage progressif. La technique elle-même a été utilisée par Robert Fripp et Brian Eno dans les années 1970, avant que Karlheinz Stockhausen et quelques autres compositeurs ne s’en emparent. À cet égard, la technique s’enracine à la fois dans le modernisme classique d’après-guerre et dans le post-modernisme.
Les interprètes sont confrontés aux « images » reflétées des sons qu’ils produisent eux-mêmes et, de l’interaction entre les sons réels produits, les sons imaginaires qui leur reviennent, et le public, une Gestalt émerge, qui surpasse les parties individuelles.
Plus encore, miroir et espace sont des concepts indissociables : les miroirs exposent un espace imaginaire et portent une virtualité, laquelle est musicalement véhiculée au moyen de l’ambisonique et la création d’un espace sonore virtuel, qui permet une grande variété de distances de réflexion. Le reflet peut se faire de deux manières : a) dans l’espace et b) dans le temps. Le reflet ou effet miroir dans le temps renvoie à des techniques musicales typiques de la Renaissance : les canons et imitations.
La composition de GAME 245 est ainsi un reflet d’un motet de Palestrina, Dilecte mihi me, numéro XVII du 4e livre. Le sujet est l’amour, dans une forme sublimée :
Dilectus meus mihi, et ego illi,
[Dilecta mea mihi et ego illi] 12
qui pascitur inter lilia 9
donec adspiret dies et inclinentur umbrae. 14
Revertere, similis esto dilecte mi capreae, 16
hinnuloque cervorum super montes Bether.
In lectulo meo per noctes quaesivi,
quem diligit anima mea;
quaesivi illum et non inveni. [illam]
Mon amour est à moi, et je suis à lui,
[à elle] 12
qui se nourrit parmi les lis 9
jusqu’à ce que le jour se lève et les ombres se retirent. 14
Reviens: sois, mon amour, tel le chevreuil, 16
ou le jeune cerf sur les montagnes de Bether.
Dans mon lit la nuit, j’ai cherché
celui que mon âme aime ;
je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé.
[je l’ai cherchée et ne l’ai point trouvée]
[les variations entre crochet sont de moi]
L’imitation est une forme de miroir musical, qui établit la Gestalt d’un « soggetto » au moyen d’une grande variété d’identités, grâce à la répétition différenciée. Le canon est la variété la plus stricte de toutes, largement utilisé par Palestrina.
Une analyse attentive du Motet de Palestrina montre également qu’il repose sur une structure géométrique utilisant les correspondances entre les chiffres et les lettres des alphabets romain/grec/hébreu. Le texte lui-même se referme sur une insatisfaction amoureuse, quaesivi illum et non inveni, le désir étant refusé et repoussé.
Dans GAME 245, à l’imitation classique se substitue l’usage de « mobiles », c’est-à-dire différents modèles de boucle sonore (loop), qui sont choisis et répétés par les interprètes, grâce à un dispositif ludique : les décisions sont prises au cours de l’exécution, comme par un tirage de carte dans un jeu, générant ainsi une forme ouverte, différente d’une fois sur l’autre. Entre chaque mobile s’insèrent des sections indépendantes du « jeu », lui préférant une structure déterminée. Ces sections sont « jouées » de manière traditionnelle, tout en incluant des improvisations de la part de la guitare électrique, de l’ingénieur du son et de la chorégraphie.
La pièce s’ouvre sur un reflet en miroir du sujet, qui énonce les concepts de « je », de « moi », de « soi », et de « l’œil », se contemplant lui-même dans ses propres reflets. Elle se referme sur la découverte de l’Autre, objectif de la quête de l’amant du Motet de Palestrina, qui prend la forme d’un ultime miroir du « Moi » primaire. Là intervient un autre texte mis en miroir :
videmus nunc per speculum in aenigmate tunc autem facie ad faciem
nunc cognosco ex parte tunc autem cognoscam sicut et cognitus sum
Nous voyons tout pour l’instant à travers un miroir, de façon énigmatique, mais alors ce sera dans un face-à-face.
Pour l’instant, ma connaissance est relative, mais alors je connaîtrai vraiment comme je fus vraiment connu.*
Ce dernier texte évoque lui aussi l’idée d’une construction du sujet par réflexion dans un miroir, dans le contexte de l’amour universel, cette fois placée dans un cadre ancien de référence théologique.
- Corinthiens 13:12
Bernhard Lang, note de programme du concert ManiFeste du 1er juin 2021 au CENTQUATRE.