Le piano est un instrument monde. C’est du moins ainsi qu’il est présenté au débutant qui veut s’y mettre. Mais ce monde est somme toute relativement fermé – pour reprendre ce terme généralement réservé à l’informatique. Un monde en noir et blanc, plus ou moins tempéré, qui oriente par sa facture même l’univers musical dont il est le vecteur. Bien souvent, le débutant ne sait même pas comment sont réellement produits les sons qui en sortent. Partant systématiquement du do central, d’une neutralité à toute épreuve, l’enseignement qui lui est dispensé se limite aux touches noires et blanches, faisant comme abstraction du reste de la bête. Ce n’est qu’au fil des années de pratique, en se frayant un chemin vers de plus aventureux compositeurs, que l’apprenti pianiste découvrira l’autre monde qui se cache dans cette caisse apparemment si familière. Pour sa première œuvre avec électronique en temps réel, le pianiste de formation qu’est Aureliano Cattaneo s’attache à détacher son instrument de sa bien trop sage image. Cependant, l’image d’un pianiste penché, la tête sous le couvercle comme un garagiste sous un capot, pour en tirer des sons inhabituels, lui apparaît bien trop théâtrale pour servir son projet. Le détournement du piano se fera donc au moyen de l’électronique, et plus particulièrement une « augmentation » du piano : équipé de six transducteurs fixés sur la table d’harmonie et de capteurs MIDI sur les touches du clavier, le piano augmenté permet au pianiste, confortablement installé sur son fauteuil, de produire des sons sortant de l’ordinaire pianistique, mais intimement mêlés aux sons habituels car diffusés par la même caisse de résonance. Pour renforcer cet effet de « trompe-l’oreille », l’essentiel des sons « inhabituels » sont obtenus à partir de l’instrument : préparations variées, cordes frappées ou frottées avec divers accessoires (superball, etc.).
C’est aussi l’occasion pour le compositeur de s’affranchir du système tempéré : grâce à des outils de synthèse (par modèle physique par exemple), il génère un son de piano, dans un contexte où l’accord de l’instrument ne serait pas tempéré, mais respecterait l’échelle naturelle des harmoniques. Dans le même ordre d’idées, l’instrument peut être délibérément et complètement désaccordé, à la manière d’un piano bastringue. Enfin, chaque son peut aussi être produit, non pas avec seulement une attaque suivie de sa résonance (comme c’est le cas avec le marteau), mais selon une structure dynamique différente, comme la granulation (comme si on grattait la corde). S’appuyant sur cette vaste banque de sons, Aureliano Cattaneo bouleverse l’identité de l’instrument. Non seulement le pianiste peut sortir du domaine sonore habituel de son instrument, mais le compositeur donne à la machine la possibilité de jouer à quatre mains avec lui, élaborant aléatoirement des séquences similaires à celles de son partenaire humain, en parallèle, mais sans nécessairement entretenir une quelconque relation rythmique avec lui. Et si le discours musical prend sa source, ici encore, au do central, point de départ de la vie du pianiste, c’est un véritable voyage auquel il nous convie : un voyage labyrinthique dans un univers pianistique parallèle, dans lequel le trajet prendrait le pas sur la destination. Comme une errance à travers une galerie des glaces prête à voler en éclat.
Jérémie Szpirglas, note de programme du concert ManiFeste du 10 juin 2016 à la Philharmonie de Paris.