J’ai toujours accordé beaucoup d’importance à la présence physique de mes interprètes et à tout ce qui ne peut être transmis à l’oral, mais seulement ressenti au travers des gestes ou de l’aura : le langage du corps. Le musicien offre un spectacle fascinant, et pas uniquement sonore. Pourquoi, en effet, continue-t-on d’aller auconcert aujourd’hui, alors qu’on peut écouter de la musique dans son salon, avec une chaîne Hi-Fi 5.1 ? Qu’est-ce qui nous fait nous lever de notre canapé pour faire l’expérience de la musique en concert ?
On dit que toute médaille a son revers, mais, quel que soit le degré de dualité et/ou de duplicité — ici entre le « voir » et l’« entendre » —, nous considérons toujours les deux faces comme un tout. C’est à cette dualité du geste musical que je veux me confronter ici, grâce à un dispositif de suivi de mouvement. J’ai voulu interroger, du point de vue compositionnel, le lien entre l’action qui produit un son et le son qui nourrit les actions — théâtre de sons et sons de théâtre. Le recours à la technologie n’est nullement une manière d’effacer l’humain mais, au contraire, un moyen de redonner à l’interprète autonomie etautorité sur les processus électroniques. Dans Arboretum: of myths and trees, la chanteuse « interprète » l’électronique : quoi qu’elle fasse, à la fois physiquement et musicalement, cela aura une influence sur la partie électronique.
La soprano est donc une figure centrale — tour à tour soutenue et contredite par l’ensemble. En tant que corps musical, en tant qu’instrument de musique, sa mécanique reste secrète, mais elle n’en incarne pas moins un personnage, en même temps que le texte qu’elle chante. C’est cette mécanique secrète que la capture de geste permet d’explorer. J’ai noté et composé une série de gestes que la chanteuse doit exécuter en plus de son chant. Si tout est écrit, c’est elle qui contrôle (interprète), grâce à ses mouvements de main, l’exécution des traitements électroniques sur la harpe et le piano, tandis que les sons de la flûte sont un prolongement de ce qu’elle chante.
Naturellement, l’écriture de la musique comme des gestes est subordonnée à l’état psychologique des personnages du mythe qui sert de support à la pièce : Daphné et Apollon. Ce mythe est bien connu : pour se venger des railleries d’Apollon, Eros le fait tomber amoureux de la nymphe Daphné, tout en suscitant un dégoût total chez cette dernière. Pour échapper aux assauts du Dieu, Daphné se transforme en laurier.
La version qu’en donne Jamie R. Currie – écrivain, poète, philosophe et musicologue anglais — est une narration moderne, plus ou moins abstraite. En écrivant, il avait à l’esprit la statue qu’en a tiré Gian Lorenzo Bernini (1598-1680) en 1625, que l’on peut voir aujourd’hui à la villa Borghese à Rome : le geste d’Apollon, prêt à toucher Daphné, la moue de dégoût, le cri silencieux qui apparaît sur le visage de celle-ci, la jeune fille effarouchée déjà à moitié métamorphosée.
Arboretum est un terme botanique qui désigne une collection d’arbres destinés à l’étude scientifique. Ici, c’est une métaphore pour la forme de la pièce qui présente trois versions du mythe. Qu’ont en effet en commun arbres et mythes, sinon une structure, et un inlassable développement arborescent. Les figures du mythe sont protéiformes et inconstantes : chaque époque projette sur elles ses propres nuances et métaphores pour mieux illustrer les enjeux sociétaux du jour. Le mythe me sert ici à la fois de caisse de résonance et de métaphore du réel : son choix est donc à la fois sans importance (j’aurais pu en choisir un autre) et absolument crucial car il confère à l’œuvre sa cohérence et sa forme.
La pièce est en trois parties, chacune offrant une perspective différente sur la scène — dans un langage et une syntaxe différents également.
Dans la première partie, Apollon rêve — j’en fais quant à moi un ivrogne, accoudé au bar, tentant de dissoudre ses problèmes dans l’alcool. Vient ensuite la fuite de Daphné : le texte est au présent, remémoration de la poursuite, discours affolé, mots précipités, sans grand souci de sens. Dans la troisième et dernière partie, c’est le chant du laurier : on n’entend plus que les craquements de l’arbre, seule voix qui reste à la pauvre Daphné — crissement des racines et des branches, bruissement des feuilles.
Le mythe d’Apollon et Daphné n’est pas pour moi une histoire d’amour éternel, mais bien plutôt une histoire de possession et d’éternels regrets.
Diana Soh, propos recueillis par Jérémie Szpirglas, ManiFeste 2013.