Le Voyage est le troisième monodrame de Johannes Maria Staud. Après Hans Arp et Durs Grübein, le compositeur viennois sort cette fois de sa langue allemande maternelle pour s’emparer d’un monument de la littérature française : le verbe poétique de Baudelaire au travers du Voyage – auquel il s’était, au reste, déjà frotté l’an passé avec Par ici ! pour clavier midi, ensemble et électronique.
Le Voyage est l’un des plus longs poèmes des Fleurs du Mal et celui que Baudelaire a choisi pour clore la deuxième édition. La lecture des premiers vers a suffi pour bouleverser Johannes Maria Staud et le plonger dans un état de contemplation.
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, l’univers est égal à son vaste appétit.
« Tout de suite, j’ai replongé en enfance, dit-il, vers ces longs après-midis d’avant Google Earth, où ouvrir un atlas et parcourir ses cartes et ses illustrations suffisaient pour partir en voyage et être happé par le lointain. À l’époque, l’une de mes passions était de réaliser moi-même les cartes de pays fantastiques. Le Voyage, pour moi, c’est ça : un poème univers. C’est un univers capitaliste et colonialiste, dont Baudelaire fait une lecture et une critique très actuelles, tout entières dirigées contre la pensée unique. Ensuite, c’est la perfection du poème, très anti-académique dans sa conception : si Le Voyage est aujourd’hui considéré comme un classique, il n’a bien évidemment pas été pensé ainsi. »
« Enfin, j’aime beaucoup ce tempérament furibond qui transparait à chaque ligne. Il y a ainsi de longs moments d’intimité, de tendresse et de fragilité, et soudain : l’explosion. »
Du point de vue de l’écriture pure, ce qui séduit le compositeur, c’est avant tout la précision, la concision du discours poétique, la pertinence et l’efficacité du verbe – qui nous dévoile à chaque nouvelle lecture un sens dissimulé –, très proche de ce qu’il recherche dans sa musique. Aussi bien prend-il le parti d’un respect et d’une fidélité absolus au texte. Écartant d’emblée toute idée de collage, Johannes Maria Staud insiste sur la nécessité que le texte de Baudelaire soit toujours compréhensible. Soit dit par Marcel Bozonnet sur scène, soit légèrement retraité et diffusé par l’électronique – qui figure, grâce à des enregistrements préalables du comédien en studio, comme son subconscient, qui lui parle et lui répond.
L’œuvre s’est donc élaborée en étroite collaboration avec Marcel Bozonnet. « Nous avons beaucoup discuté de Baudelaire, il m’a lu et relu Le Voyage. De diverses manières. On peut en effet lire cette poésie d’une manière très classique, mais on peut aussi l’interpréter, lui donner un souffle fabuleux. Cette fréquentation du comédien comme du texte a élargi ma compréhension de Baudelaire. Nous avons réalisé divers enregistrements de ses lectures, auxquels j’ai pu me référer pendant tout le processus d’écriture – même si la temporalité de la musique est très différente de celle de la lecture : une syllabe, chantée, dure bien plus longtemps que lorsqu’elle est parlée. »
Quant aux chanteurs, justement, ils chantent des fragments du texte de Baudelaire, mais ne sont pas véritablement porteurs de sens, du point de vue littéraire du moins. Constatant par ailleurs que la musique vocale et/ou chorale est souvent peu compréhensible compréhensible, Johannes Maria Staud préfère donner au chœur quelques bribes de vers, qu’il déploie dans cette lenteur intrinsèque du chant. Chœur et ensemble instrumental sont ainsi comme les cartes et estampes de sa propre lecture du poème offrant au public une immersion complète dans ce qu’il conçoit de l’univers baudelairien.
« Les poèmes, ou textes comme ceux-là, n’ont pas besoin de musique. Ils portent eux-mêmes une musique. Mais quand un texte m’a si fortement marqué, quand j’en ai, à force de lectures, développé une vision très personnelle, je veux offrir cette vision singulière au public au travers de ma musique qui, je l’espère, leur permettra de le découvrir comme neuf. »
Le choix du monodrame – qui, à défaut d’un terme plus adéquat, désigne pour Staud une oeuvre où coexistent musique et parole – soulève alors plusieurs questions, à commencer par la théâtralité que suggère le terme lui-même. Et c’est là qu’intervient l’articulation entre le comédien et l’ensemble vocal. « Dites, qu’avez-vous vu ? « Nous avons vu des astres » Dès la deuxième partie du poème, il y a un « nous », et à partir de la troisième, il y a un « vous » : un dialogue s’instaure, entre le comédien et le chœur, pour refléter l’alternance, si raffinée de Baudelaire, entre les divers pronoms, et l’ambiguïté du sens qu’elle induit. L’électronique permet à son tour de brouiller plus avant les pistes, de suggérer la richesse du texte, en replongeant les voix dans un univers sonore autre. « Le comédien est à la fois sur scène et dans l’électronique diffusée par les haut-parleurs et, dans ce dernier cas, sa voix se colore d’harmoniques et de quelques éléments presque bruitistes. »
Préférant l’économie du geste et l’épure de l’écriture, Johannes Maria Staud réserve les traitements électroniques en temps réel aux voix – qu’il transforme et enrichit sans trop s’écarter du timbre vocal. « Pour moi, la composition électronique n’est pas un supermarché où je remplirais mon caddie des traitements et processus exposés sur les divers présentoirs. C’est au contraire de la haute gastronomie : on choisit avec soin ses produits pour privilégier la justesse de l’effet. »
Jérémie Szpirglas.