Ivan Fedele (1953)

La pierre et l'étang (…les temps…) (2010 -2011)

for a percussionist, string quartet, string orchestra and electronics

electronic work, Ircam

  • General information
    • Composition date: 2010 - 2011
    • Duration: 30 mn
    • Publisher: Suvini Zerboni, Milan
Detailed formation
  • soloists: percussionist, violin, second violin, viola, cello
  • strings

Premiere information

  • Date: 10 June 2011
    Location:

    Paris, festival Agora, Centquatre


    Performers:

    Daniel Ciampolini : percussion, le Quatuor Renoir et l'Orchestre philharmonique de Radio France, direction : Ernest Izquierdo Martinez.

Information on the electronics
Studio information: Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale): Thomas Goepfer
Electronic device: dispositif électronique non spécifié

Observations

Voir le film documentaire de la série Images d'une œuvre sur le processus d'élaboration de l'œuvre : https://medias.ircam.fr/x5958c2_images-dune-uvre-n-12-la-pierre-et-l

Voir la présentation d'Ivan Fedele : https://medias.ircam.fr/xc7206b

Écouter l'enregistrement du concert Agora du 10 juin 2011 au Centquatre : https://medias.ircam.fr/xca9c70_la-pierre-et-letang-les-temps-ivan-fedele

Table of contents

  1. Rocher englouti
  2. Ricochet de galets
  3. Pierre ponce
  4. Pluie de cailloux

Program note

Ivan Fedele, votre pièce s’appelle La pierre et l’étang avec, précisé entre parenthèses, (…les temps…). Pourquoi ce titre ?

On peut entendre ce titre de deux manières différentes. En termes de dimensions temporelles, d’abord : la temporalité de la composition est très différente de celle, psychologique, de l’écoute. Celle-ci varie d’ailleurs entre la première et l’énième écoute, et est, là encore, bien différente de la temporalité de la mémoire. Et puis on peut l’entendre en tant qu’étang, étendue d’eau : on considère alors la relation entre deux éléments, l’eau, représentant la flexibilité, et la pierre, représentant la dureté. Enfant, je m’amusais souvent à lancer des pierres dans l’eau. Et c’est le souvenir de ce jeu qui m’a fait prendre conscience de la richesse dynamique de ces deux éléments.

Y a-t-il donc un « programme » ou un objet descriptif à cette pièce ?

Non. L’image sert de métaphore poétique ou formelle, jamais d’illustration. On peut ainsi trouver des inspirations poétiques dans la nature. L’étang est une surface d’eau absolument lisse sur laquelle, comme sur une tablette en cire, on peut inscrire ce qu’on veut. Ce n’est toutefois nullement une imagerie naturaliste : on n’entendra ni rocher qui tombe, ni véritable pluie de cailloux. L’image véhicule un rythme qui me donne, métaphoriquement, les prémices d’une forme. Le premier mouvement s’intitule Rocher englouti : l’image poétique est ici celle d’une masse énorme qui tombe dans l’eau, métaphore de pesanteur et, en même temps, de l’eau, qui estompe cette pesanteur. Suit Ricochet de galets : on s’intéresse là aux trajectoires de ces petits objets, qui font naître une hétérophonie. La métaphore est également formelle : le mouvement se ralentit et suggère comme une flèche temporelle qui guide le parcours. La troisième image est celle d’une pierre singulière – Pierre ponce – qui, moins dense que l’eau, ne coule pas. Musicalement, c’est une exploration métaphorique du rebond : on enfonce la ponce dans l’eau, elle résiste, et jaillit hors de l’eau aussitôt qu’on la lâche. Enfin, on a une Pluie de cailloux : il faut cette fois imaginer une journée de pluie. Tout est arrêté et la pluie crée un réseau complexe de vaguelettes multiples à la surface de l’étang. L’image suggère, là encore, une hétérophonie – les sons sont différents selon la masse du caillou – et une polyphonie – la superposition des vaguelettes et leurs interférences – mais sur un matériau plus léger et plus fin.

En quoi l’électronique aide-t-elle cette métaphore musicale ?

Elle nous aide à souligner, amplifier et multiplier certaines idées de mouvement, comme, par exemple, le parcours de cet objet dur (la pierre) et sa relation avec l’élément (l’eau). Pour l’électronique, l’idée de départ était d’ordre technologique : intégrer les capteurs de mouvement à la démarche compositionnelle. Grâce à ces petits appareils, la succession des gestes nous fournit un flux continu d’informations. Si la partition que jouent les musiciens est évidemment écrite, ces informations que je reçois et que je retraite puis redirige vers les haut-parleurs créent une partition vivante, qui respecterait certains algorithmes. Et, comme chaque exécution est unique, il y aura certainement quelques petites variations de l’une à l’autre – tout en laissant le noyau inchangé. Mais les capteurs de geste ne sont pas le seul aspect important : la spatialisation joue un rôle métaphorique essentiel. Tous ces gestes vont rebondir dans l’espace au travers des haut-parleurs, selon des stratégies « commandées », notamment par la gestuelle des solistes, dans un jeu littéralement stéréophonique : l’orchestre à corde entoure le quatuor et les percussions – ceux-ci forment le concertino, qui est aussi le plus petit environnement dans lequel la pièce se joue. La spatialisation nous permet par exemple de suggérer les cercles concentriques que font naître les cailloux, ou la trajectoire des ricochets de galets – comme des étincelles qui vont s’allumer dans les différents haut-parleurs, ou créer des traces, convergentes et/ou divergentes. Les algorithmes serviront alors ici plutôt à gérer la métrique et le rythme de ces événements. J’ai à ma disposition de nombreux outils pour valoriser l’idée d’un espace élargi, et de plusieurs espaces imbriqués. Je voudrais, par le biais d’un contrepoint spatial, créer une dramatisation de l’espace – dramatisation qui, au demeurant, est importante pour les prémices mêmes de la partition.

Dans le titre comme dans votre description de l’œuvre musical, vous mettez l’accent sur la dimension temporelle de l’œuvre musicale. Comment voyez-vous le temps musical ?

Les attentes d’un artiste évoluent : pour moi, aujourd’hui, le temps n’est plus celui de la narration. Les figures musicales ne se présentent plus comme un personnage d’un récit – avec toute la dialectique que cela induit. La musique n’est plus un roman, qui se déroulerait dans le temps, mais un objet en soi : en ce sens, j’en appellerais plutôt à la sculpture, dont l’illumination et le point de vue varieraient au cours de la pièce. À mesure qu’on chemine dans l’œuvre, la sculpture se découvre, partiellement, dans sa complexité, dans sa transparence ou sa non-transparence. Le regard qu’on lui porte tourne autour d’elle, s’en rapproche et s’en éloigne. L’objet est toujours là, dans sa totalité, mais jamais dévoilé complètement. Cette approche suppose un rapport temporel tout à fait différent avec l’objet : une attitude qui relève de la contemplation, une perception qui préfère, au dévoilement d’un parcours narratif, la découverte progressive de la nature d’une matière sonore. On touche là à une problématique qui m’occupe depuis un moment, celle d’un objet fiction, dont le mouvement n’existe que par le mouvement du spectateur : cet objet est-il toujours le même ? Ou change-t-il réellement lorsque l’on bouge ? Dans Immagini da Escher (2005) et Arcipelago möbius (2004), j’ai essayé de jouer avec le trompe-l’œil, avec le fixe et le mouvement, sans que l’un et/ou l’autre soient clairement perceptibles : les deux se mêlent dans une relation presque fusionnelle. Le fixe et le mouvement coexistent sous la forme d’un contrepoint imaginaire.

Gaston Bachelard, dans sa Dialectique de la durée, nous explique très bien la distinction entre « temps objectif » et « temps subjectif », ainsi que le concept de rythmologie : la vie est une alternance d’actions et de réactions, qui articule l’expérience comme un phrasé – au contraire de la vision de Bergson, où la vie est un continuum, sur lequel on ouvre des fenêtres.

Pour revenir à La pierre et l’étang (…les temps…), l’utilisation des capteurs de mouvement participe-t-elle d’une volonté de transformer le geste musical en lui-même en musique ?

La technologie de captation du geste est utilisée depuis quelques années en musique. Ici, nous utilisons un dispositif de petits capteurs, accéléromètres et gyroscopes, qui nous fournissent en informations concernant l’accélération (de l’archet, par exemple, pour les cordes), la rotation et la vitesse. On peut alors exploiter ces trois paramètres du geste pour faire de la musique (la recherche continue de plancher pour en repérer d’autres). On a alors deux possibilités : soit on suit ce profil, en l’appliquant à un effet, soit on essaie de reconnaître certains événements pour déclencher un son, un effet, un traitement, cohérents d’un point de vue compositionnel. Cela peut s’appliquer aussi bien à une spatialisation ou à un traitement en temps réel sur le son d’un instrument : le geste de l’archet, par exemple, peut moduler le son d’un accord du quatuor entier ! Pour la percussion : la pièce exploite aussi l’avant-geste – sa vitesse, sa structure… une palette assez complexe, non complète encore, d’utilisation de cet instrument désormais fondamental. La miniaturisation des objets augmentera encore la souplesse de l’outil. Le geste est donc simultanément le générateur du son réel et du son électronique, qu’il vienne de l’instrument lui-même ou d’un autre. Cela représente une petite révolution copernicienne pour la composition.

Y aurait-il une beauté du geste instrumental sur laquelle vous voudriez mettre l’accent ?

Non, pas au sens aristotélicien du terme, du moins, pas une beauté intrinsèque, mais une beauté potentielle, féconde, lorsque le geste est mis en perspective.

Demandez-vous aux musiciens des gestes non asservis au jeu instrumental ?

Oui ; j’ai ainsi écrit, entre la deuxième et la troisième partie, une cadence de percussions durant laquelle le percussionniste exécute dans l’espace des gestes (en haut, en arrière, en avant, accélération, etc.) qui ne servent pas nécessairement au jeu acoustique. Ces mouvements génèrent du son, mais exclusivement par le biais de l’électronique. Le percussionniste a ainsi un instrument à sa disposition, mais virtuel. C’est un autre aspect innovant de cette technologie. Ce n’est pas le but de la pièce, toutefois : je me garde de devenir trop démonstratif, ce qui n’aurait pas de sens. Ce procédé fonctionne bien à cet endroit précis, car je n’ai pas besoin de son acoustique concret. Vous redonnez donc au musicien sa présence scénique voire sa théâtralité. Le musicien est toujours un acteur. L’humeur de chaque musicien est perçue par le public. Leur façon d’être invite ou éloigne l’écoute.

Vous avez derrière vous une longue expérience avec l’électronique : comment vous appropriez-vous de nouveaux outils ?

Au niveau informatique, du point de vue conceptuel, je suis capable de tout comprendre. Cela dit, s’il s’agissait d’ouvrir le capot et de comprendre la mécanique du moteur, j’en serais bien incapable – contrairement à d’autres compositeurs. C’est donc par la manipulation que je m’approprie un nouvel outil.

L’informatique vous réserve-t-elle des surprises ?

À toutes les étapes du travail, je refuse de me laisser faire par la machine – de me laisser imposer une idée par la machine. Tout en restant attentif à ce que la machine peut donner, en sachant réagir à ce qu’elle me renvoie, pour rééquilibrer par rapport à l’image sonore qu’on avait en tête ou éventuellement retenir certains traitements qu’on n’avait pas prévus. C’est un processus qui se poursuit parfois même après la création.

L’outil peut-il être alors générateur de forme ? Ou est-il toujours asservi au projet ?

L’un n’empêche pas l’autre ! J’aime aussi travailler sur la composition autogénérative. Comme ici, du reste – si ce n’est pas une réelle surimposition, quatre ou cinq indices spatiaux, harmoniques, et autres sont gérés par l’électronique. Mais cela correspond à une seconde étape de la réalisation : on est obligé de travailler par couches, tout en gardant en tête l’idée de la globalité.

Entretien avec Daniel Ciampolini

Avez-vous déjà travaillé avec des capteurs ?

Oui, j’ai eu une première expérience en 2004, à la Kitchen. On avait collé des capteurs filaires (donc moins pratiques) sur les baguettes.

Est-ce un nouvel instrument ?

On considère avec ce genre de dispositif un pan entier de la musique qu’on ne pouvait pas exploiter auparavant : et notamment l’avant-geste, la préparation à la production sonore. Ainsi pris en compte par les compositeurs, tout ce qui jusqu’ici était ignoré devient partie prenante de la partition.

Les capteurs et cette exploration du geste en font-ils une pièce sur mesure ?

Les percussionnistes développent une très riche gestuelle qui peut à présent être exploitée grâce à l’informatique. Mais cette gestuelle dépend de chaque instrumentiste. Si quelqu’un d’autre veut interpréter la pièce, il faudra donc réétalonner tout le dispositif. Ou se mettre d’accord avec le compositeur sur une notation exacte du geste. Comme une chorégraphie.

On a mis les accéléromètres sur le dos de la main, pourquoi ?

On a essayé d’autres configurations : en l’incorporant aux baguettes, par exemple, mais, pour l’instant, c’est un peu difficile à faire. On aurait pu aussi les mettre sur l’avant-bras, ou au bout des doigts (qui bouge le plus), ce qui serait peut-être encore plus précis que sur le dos de la main.

La partition exige que vous jouiez sur un vaste panel d’instruments différents : grande diversité des instruments suppose une grande diversité de gestes…

Oui, entre les instruments verticaux et horizontaux, les claviers, les accessoires, avec ou sans baguette, l’éventail de gestes que l’on peut suivre varie énormément.

Entretiens recueillis par Jérémie Szpirglas, programme Agora 2011.