Le travail avec des sons électroniques a été pour moi à l’origine d’un renversement dans ma manière de composer. Habituellement, je suis des pistes poétiques bien avant l’émergence de toute piste strictement musicale. Mais cette fois, j’ai fait l’inverse. Je suis resté en deçà de toute trace textuelle, de toute structure poétique, pour explorer d’abord des sons électroniques. Avec Gilbert Nouno, nous avons axé nos recherches en studio sur l’élaboration d’une grande quantité de modèles de résonance instrumentale servant de filtres à du bruit blanc controlé en temps réel par les huits chanteurs. Puis seulement est venue la quête du texte chanté qui provient de deux sources : d'une part (en français) des lettres d'une religieuse portugaise (Marianna Alcoforado, 1661) et d'autre part (en anglais) des poèmes "Epithalamium" (Fernando Pessoa, 1913). Ces deux textes ont en commun l'évocation de la perte de la virginité d'une jeune fille et ce souvenir est idéalisé de manière excessive tant chez Alcoforado que chez Pessoa. Ainsi, dans les lettres portugaises, le lecteur découvre une religieuse dont toute l’existence n’est désormais que nostalgie et déchirement en regard de cet instant délicieux. Par contre, dans le poème de Pessoa on se situe dans l’idéalisation qui précède cette perte : le plus grand bonheur est encore possible, il est désiré. La couleur sonore qui résulte des parties électroniques correspond dans mon esprit à une forme d'orchestration "irréelle" et aimerait illustrer l’artifice d’un univers mental victime de la confusion des sens liée à l’idéalisation.
Du point de vue de l’écriture instrumentale et vocale, j’ai voulu souligner par moments certains éléments du texte ou de l’orchestre avec grande clarté, mais en général il s’agissait d’introduire un doute quant à la source sonore. Ainsi, c’est l’image d’un tournoiement des sens et de la perception qui m’habitait. Un peu comme si l’on ne pouvait plus faire de différence entre ce que l’on ressent et l’imagination du Ressentir.
Xavier Dayer.