Pendant un an, entre janvier 2003 et mars 2004, j’ai été compositeur en recherche à l’Ircam ; mon projet portait essentiellement sur la problématique de l’analyse/re-synthèse, en collaboration étroite avec l’équipe Temps Réel, dirigé par Norbert Schnell. Du point de vue de la conception technique — avec toutes les conséquences que cela implique sur le plan esthétique —, Script constitue le résultat direct de ce travail. La partition a été composée en partie à Paris, en partie à Rome.
Mais en réalité, le projet de cette œuvre a commencé bien avant. En 1998-1999, après avoir terminé mes études au conservatoire, j’étais pour la première fois à l’Ircam, où je suivais le cursus annuel d’informatique musicale. La « règle » était claire : pendant les premiers six mois nous devions absorber un maximum des ressources technologiques disponibles et, après, pendant les six mois restants, nous avions la liberté de choisir une partie de ce vaste terrain et de composer une pièce « mixte », à la fois instrumentale et électronique, où technologie et composition devaient se conjuguer selon un maximum d’équilibre.
Ce fut l’une des étapes les plus importantes de mon apprentissage. Celle-ci s’était toujours faite par rapport à un milieu très concret, celui de l’écriture. Pour composer il faut une notation écrite et l’apprentissage d’un compositeur, dans le sens le plus artisanal, est profondément ancrée à la notion très générale et omniprésente d’écriture. Or, le milieu technologique incite, non pas à une abolition de l’écriture, mais certainement à l’invention et à la découverte de formes d’écriture qui dépassent largement celles directement traduisibles par une notation apprise. Ce qui implique que nos idées, quand elles se forment, en ne pas se traduisant dès le départ par le biais d’un médium connu et acquis, changent sensiblement et intérieurement dans leur nature même.
Dans une tentative d’équilibre entre possibilité et transcription, j’ai composé une pièce — Transmutations — où j’ai limité mon champ de recherche de façon à étendre au maximum ma « partition » aux diverses catégories, tout en laissant s’y glisser des aspects plus ouverts induits par la présence de l’informatique. J’ai volontairement abdiqué de tout effet ou processus de transformation audio qui dépasserait les limites de mon cadre, et j’ai adopté un système midi à deux fois seize canaux, que j’ai tenté d’exploiter à l’extrême, en l’épuisant à beaucoup d’égards.
Ce fut l’une des étapes les plus importantes de mon apprentissage, mais je dois reconnaître, en rétrospective, que j’ai beaucoup simplifié mon chemin à travers les limitations que je m’étais imposées. J’avais aussi beaucoup appris en ce qui concerne la technologie, mais il me manquait sa partie la plus fondamentale : le traitement du signal à proprement parler.
C’est à cette époque que Pedro Carneiro, que je connaissait à peine et qui était alors au début de sa carrière, m’a appelé, un jour, pour me demander une pièce pour son instrument. Je lui ai répondu que ce n’était pas dans mes projets immédiats et avec beaucoup de cordialité et de diplomatie mutuelle, nous avons convenu d’y penser plus tard… Ce « plus tard », néanmoins, n’a pas tardé, car au fur et à mesure que je composais mes Transmutations, je comprenais qu’il était urgent pour moi de dépasser les limites que je m’étais imposées, et que, de même que j’avais tout absorbé par rapport aux mécanismes de contrôle dans un espace midi, il fallait maintenant exploiter l’univers bien moins maîtrisable du traitement du signal. Et donner, par là même, libre cours à cette progression que je ressentais comme fondamentale dans l’expansion des possibilités de l’écriture — dans le sens le plus vaste du terme.
Script, pour marimba et électronique, d’une durée globale de près de quarante minutes, est basée sur l’interaction en temps réel d’un musicien et d’un ordinateur.
Le musicien joue et, au moment même où le son est produit par son geste, l’ordinateur « l’entend », se situe lui même par rapport à sa partition et, selon les instructions qui lui ont été transmises, transforme ce qu’il entend et le renvoie vers les haut-parleurs — tout ceci se passant en temps réel, ce qui veut dire : dans un seuil temporel inférieur à 30 millisecondes entre l’instant où le son est produit et celui où il est entendu par l’auditeur. Pour l’auditeur, donc, il n’existe plus deux réalités séparables — musicien plus ordinateur — mais une seule, consubstantielle, tout son entendu étant le filtrage par la machine du jeu du musicien – comme si, justement, il y avait un filtre intelligent et extraordinairement mobile entre l’auditeur et l’interprète, le sujet et l’image initiale de l’objet.
L’essentiel du travail de l’ordinateur concerne la transformation du timbre de l’instrument. Ce travail part d’une analyse constante du timbre du marimba et opère, à partir de lui, une évolution permanente vers d’autres timbres de percussions. Pour chaque son joué par l’instrumentiste, l’ordinateur examine le timbre (les caractéristiques harmoniques et dynamiques du spectre sonore) et le transforme en l’approchant d’autres modèles de timbre (le son du marimba devenant, par exemple, celui d’un vibraphone, d’une harpe, d’une cloche, d’un gong, etc.).
L’écriture repose, à tous les niveaux, sur une spéculation touchant certains concepts davantage liés à la philosophie qu’à la pensée proprement musicale. Nous retrouvons, par exemple, la notion aristotélicienne de « catharsis », qui constitue le noyau à la fois dramatique et formel de l’œuvre. Nous retrouvons également l’influence de la pensée phénoménologique, surtout les analyses husserliennes de la perception temporelle : la dernière partie de la pièce, Post Scriptum — crée à Coimbra en septembre 2003 —, expose successivement des fragments de musique qui induisent, selon leur « mise en contexte », des perceptions fondamentalement diverses à chaque moment. Comme dans un puzzle qui serait photographié à des moments successifs de sa construction, chaque pièce — chaque fragment formel — change, complémente ou approfondie son sens premier.
Script, est dédiée à mon fis Mateus, qui a quatre ans en ce moment, et d’un point de vue plus artisanal, je vois la forme actuelle de cette pièce comme un jeu coloré de legos, avec plusieurs combinaisons possibles des différents modules. Certains de ces modules ont déjà été crés précédemment (à Coimbra, à Rome et à Naples). Dans le concert d’aujourd’hui, nous entendrons une composition particulière où s’enchaînent, sans interruption, une partie du module initial, puis le troisième module intégralement et, en conclusion, la partie finale du quatrième et dernier module — « Post Scriptum » — qui réunit l’ensemble des timbres et des procédés de l’ensemble pièce.
Pedro Amaral.