Cette œuvre est une commande de l'Ircam et du Goethe Institut à Paris pour l'Ensemble Moderne de Francfort. J'ai appris à aimer au cours des ans beaucoup de ces jeunes musiciens dont j'avais extrêmement admiré l'engagement musical. Je tenais à écrire justement pour ces instrumentistes-là, qui s'exposent pour les compositeurs qu'ils interprètent, une musique qui tente d'exprimer une force de résistance intacte et une vivacité particulière de l'esprit.
En 1977, j'ai composé pour un concert d'étudiants en musique à Fribourg la petite pièce Tsang-Ta-Ryong (musique de marché). C'était la première pièce pour ensemble que je composais en Europe ; je m'inspirais alors d'une longue tradition musicale existant en Corée depuis des siècles. Une grande partie de la musique de notre peuple de paysans a toujours été faite sur le marché, le centre du village.
Au milieu des années 70, cette tradition, qu'il faut se représenter comme très globale – incluant non pas seulement la musique et le chant, mais également la danse, la danse des masques, les funambules, les spectacles de théâtre – a été reprise par les étudiants du mouvement d'étudiants coréens et pratiquée de nouveau. Des groupes de musiciens et d'amateurs répétaient ensemble et créaient de nouveaux textes aux contenus plus actuels, mettant en scène la protestation et la solidarité par exemple avec les paysans, de façon traditionnelle.
En composant avec Ta-Ryong une musique d'ensemble complexe pour la salle de concert, je suis naturellement consciente que je ne la porte pas dans les rues, ni sur le marché, et que je n'utiliserai pas de texte, de danses ou une mise en scène. Malgré cela, j'aimerais tenter de transporter au concert quelque chose de cette vivacité et de cette force résistante qui caractérise ces anciennes traditions de chez nous et qui ont toujours été tout au long de notre histoire une source de résistance.
En ce qui concerne le litre, il faut dire que Ta-Ryong est l'un des concepts les plus généraux de la musique coréenne : nous nommons ainsi la répétition d'un rythme de base dans une mesure à douze temps qui revient toujours. (Quand quelqu'un se répète tout le temps dans la conversation, nous disons qu'il radote son Ta-Ryong).
Mais la fascination du Ta-Ryong réside justement dans cette capacité presque illimitée de varier un schéma de base, surtout dans la musique des paysans (Nong-Ak).
J'ai essayé de renouer avec ce genre concret de musique et de la faire. Je me souviens très bien, lorsque j'étais enfant, de la manière très spontanée d'appréhender la musique : des groupes de six musiciens ou plus, avec des effectifs variés, mais toujours avec deux percussionnistes qui menaient la musique. Sur les marchés importants, ils se produisaient de temps à autre avec quelques artistes, funambules, acrobates, ou des danseurs masqués. L'atmosphère d'une telle pratique musicale intégrée dans la vie quotidienne m'importe également beaucoup.
D'un autre côté, ce qui est important dans ma musique, qui se fonde certes sur la sensibilité de la tradition coréenne, mais tente également de refléter aussi consciemment que possible les développements de la musique écrite européenne, c'est le problème de la répétition dans son rapport avec la recherche de variations toujours nouvelles, et si possible surprenantes. J'ai repris cette problématique dans Ta-Ryong et essayé soigneusement de la développer au niveau du rythme et des tempos, allant jusqu'à la superposition de tempi différents.
Younghi Pagh-Paan, programme de la création française, 7 mai 1988, Centre Pompidou.