ans Quartett, Heiner Müller a transposé Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.
La guerre de manipulation qui fait rage dans la société envahit la sphère des sentiments les plus intimes : l’amour, la confiance, la compréhension. Les schémas rationnels qui régissent les rapports de pouvoir dans la communauté humaine occidentale visent un contrôle absolu jusque dans ces domaines hautement privés. Par un pacte extrême, les deux protagonistes abolissent donc l’amour – « Comment me croyez-vous capable d’un sentiment aussi bas, Valmont », s’offusque Merteuil dans la deuxième scène – pour atteindre une totale maîtrise d’eux-mêmes et des autres.
La joute amoureuse devient, à partir de là, tentative d’abolir la jalousie, un jeu virtuose de faux-semblants toujours plus complexes et acrobatiques qui transforment le corps en objet et ravalent la personne au rang de pion. L’identité disparaît dans une multiplication infinie de miroirs où plus rien n’a de valeur, dans un délire nihiliste et tragique. Un destin qui, aujourd’hui, paraît peser aussi sur le rôle de l’art.
Quartett est l’abîme qui s’ouvre entre les quatre murs dont nous croyons qu’ils peuvent sauver le monde. Nous-mêmes, spectateurs, croyons observer cette sorte de « vivarium » de l’extérieur et en toute sécurité, comme nous le ferions pour un peep-show. Mais peut-être quelqu’un nous observe-t-il. Ce qui est mis en question est la normalité du rapport à deux, un élément d’une grande mosaïque dont on a perdu le dessin d’ensemble. Là où l’intimité devrait enfin permettre de baisser la garde et d’être accueilli par l’autre avec complicité sinon avec sérénité, tout n’est que tactique et stratégies de défense ou d’attaque. Mais, comme toujours dans l’œuvre du dramaturge allemand, il y a davantage et mieux : cette cellule étouffante devient une métaphore de la société occidentale dans son ensemble. Dans le jeu de masques vertigineux et extraordinairement habile qu’il nous est donné de vivre, la frontière entre réalité et « jeu » disparaît très vite, si tant est qu’elle ait jamais existé. Telle est, pour Heiner Müller, peut-être depuis toujours, la vertu du théâtre : permettre d’affirmer une idée et son contraire, mettre en scène une vision du monde et la rattacher frontalement à une vision opposée. D’où la force de ses textes, qui atteignent des sommets shakespeariens en mettant en mouvement la grande machine de l’ambiguïté humaine. Denses, polyphoniques comme ses personnages, violents et poétiques, ils ne craignent pas d’aborder les grandes passions et les contradictions. Lui-même a vécu toutes les tragédies et tous les séismes qui ont déchiré le XXe siècle. Il est donc toujours direct, dur, déconcertant, et ne tolère aucune consolation. Mais croire que cette attitude est sous-tendue par une pensée négative serait une erreur. C’est une pensée critique, une pensée sur le qui-vive. Et chacun de ses mots possède une vitalité ahurissante parce que l’être humain, dans toute sa complexité, en est le centre, comme lorsqu’il écrit : « L’espace mystérieux entre l’animal et la machine est l’espace de l’homme. »
Dans sa solitude et sa fragilité pitoyable, l’individu ne résistera à la manipulation et aux idéologies qu’en jetant sur la scène son corps et son cœur vivant : il n’a pas d’autre arme.
Ce que ne font pas les deux protagonistes de Quartett, qui refusent la faiblesse humaine, veulent échapper au sort du commun qui s’en laisse conter ; eux aspirent au pouvoir, peut-être à l’immortalité. Mais Valmont et Merteuil, tels deux fauves privés de la sagesse de l’instinct et trop intelligents « sans être pour autant Dieu », finissent battus. Ils ont coupé le lien avec la Nature et, horrifiés par la déchéance physique, ils se sont débarrassés du corps comme on le fait d’un objet. En d’autres termes, ils ont refusé la finitude humaine. Y a-t-il une issue ? La femme, finalement, reste seule, et dans un élan de vitalité sauvage, elle brise les barreaux de sa prison. (…)
La dramaturgie est étroitement liée à la musique et celle-ci à un texte qui demeure parfaitement compréhensible dans le chant. Mais cette dernière génère une « parole-image » multiple, faite de son, de valeur sémantique, d’espace et de vision.
La dimension musicale électronique est partie intégrante de mon travail depuis plus de trente ans. Les nouvelles perspectives ouvertes par la technologie, analogique d’abord, digitale à partir de 1981, ont été et demeurent la base fondamentale de ma conception non seulement du son mais aussi de la musique : l’évolution de la matière et des énergies, l’idée même de forme qui en dérive. La seule chose dont je ne puisse me passer est la relation avec le crayon et le papier : un besoin physique.
L’ordinateur a révélé fondamentalement deux dimensions – l’une microscopique, l’autre macroscopique – auxquelles l’homme n’avait auparavant accès que d’une manière intuitive. Dans la première, l’unité ultime considérée jusque-là comme inviolable (l’atome) a été rompue : le son en soi, l’objet sonore perçu comme unité, la note musicale. À l’intérieur, nous découvrons un univers inconnu fait de forces dynamiques, rythmiques, formantiques. Ce nouvel univers ouvre un champ immense de relations acoustiques, sémantiques, émotionnelles potentielles.
Dans la dimension macroscopique, comme si on balayait l’espace terrestre avec une caméra depuis un satellite, on parvient à rendre compte de mouvements et de comportements de masse qui, autrement, nous seraient restés inconnus parce que nous baignons dans ces masses. En abordant la relation au texte ou à d’autres univers sémantiques, y compris le théâtre musical qui les englobe un peu tous, la dimension électronique permet d’en analyser les différents éléments et d’en faire la synthèse. Ce regard autorise aussi un développement de la dramaturgie, essence même du théâtre.
Là encore, on part d’une dimension microscopique, à savoir l’intimité des fragments les plus cachés d’une voix, et d’une macro-organisation, d’une « dramaturgie des espaces », qui sont parties intégrantes de la forme, de la partition, du livret lui-même, en tant qu’ADN dramatique de l’opéra.
Car si la dimension réduite que nous épions, comme un peep-show audio et vidéo, est effectivement celle d’un théâtre de chambre, cette cellule suspendue dans l’air est contenue, à la manière des « poupées russes », dans un théâtre plus vaste, lui-même contenu dans un autre plus vaste encore, et le tout dans le théâtre le plus vaste de tous : le monde, une respiration immobile qui ignore le temps et ne peut être réduite à la dimension humaine.
Dans l’espace dramatique le plus intime, se produit une transformation non linéaire qui brise le cours du récit et touche aussi les personnages vocaux, chez qui des éléments incohérents et sauvages font brusquement irruption, comme autant de brèches dans leur rationalité de façade ou de surface, les amenant à changer de rôle, y compris au plan sexuel. Les composantes de bruit, d’instabilité, de chaos prélogique sont explorées et stimulées par l’ordinateur jusqu’à l’explosion. À l’opposé, on parvient à générer d’immenses espaces de couleur immobile ou de pulsations cycliques.
Des éléments d’identité sonore sont séparés à l’intérieur d’un personnage et, selon un parcours dramatique, appliqués à un autre : caractères sexuels mais aussi éléments primitifs de l’organisation phonétique du langage, liés à des émotions et à des pulsions de base que l’enveloppe sociale et relationnelle ne parvient plus à contenir.
Avec un à-propos particulier, dans Quartett, l’électronique opère sur le niveau d’ambiguïté entre artifice et naturel, faux et vrai. Autrement dit, elle pointe l’impossibilité de repérer ce qui est authentique : où finit le vrai visage, où commence le masque ?
Luca Francesconi, création de Quartett à la Scala de Milan, traduit de l’italien par Anne Guglielmetti, texte paru dans L’Étincelle, le journal de la création à l’Ircam, mars 2011 n° 8.