<p>Berlioz n'a pas aimé Rome, ni la villa Médicis, où il était parti à contre-coeur. Il trouvait la ville étouffante et provinciale, la Villa étriquée académique et trop seigneuriale. Il est donc allé chercher ailleurs ce qu'il a appelé son « Italie sauvage », une Italie de ciels, de vents, de pluies, de ruines ensauvagées, de montagnes, de bourgades à flanc de roches. En romantique qui vit des éléments, il n'emportait dans ses nombreuses virées à Tivoli, Subiaco ou aux <em>Castelli Romani</em>, qu'un carnet, un fusil et sa guitare, dormant parfois à la belle étoile, cherchant parfois la compagnie des petites gens, se faisant l'ami de quelques bandits au grand coeur, mais plus souvent épris de solitude.</p><p>Il y a eu effet-retard de l'Italie dans l'œuvre de Berlioz. Le temps de développer, par une archéologie rétrospective, les impressions assimilées, et, pour une grande part, de réinventer un pays, certes vécu mais tout autant fantasmé. Ce pays-là, qui n'est donc d'aucun pays, deviendra la dorsale de beaucoup de ses œuvres : <em>Benvenuto Cellini</em>, <em>Béatrice et Bénédict</em>, <em>Roméo et Juliette</em>, <em>Carnaval Romain</em> etc., et surtout <em>Harold en Italie</em>.</p><p><em>Harold</em> reprend la manière autobiographique qui faisait, entre autres, l'originalité de la <em>Symphonie Fantastique</em>. Utilisant le héros byronien, <em>Childe Harold</em>, Berlioz livre en musique un scénario qui commande le cadrage panoramique. On peut parler d'une réappropriation par un héros prête-nom de ses propres sensations relevées sur le motif (processus du plein air à l'atelier qu'effectuaient aussi les peintres, ses collègues de séjour en Italie). C'est cette dualité paysage réel/paysage rêvé que veut traiter la partition <em>Panorama, particolari e licenza </em>(« Panorama, détails et licence ») écrite à la demande de Christophe Desjardins.</p><p>De la même manière que j'ai utilisé parfois des musiques préexistantes pour chercher ma propre musique (<em>Nebenstück</em>/Brahms/filtrage, <em>Wunderblock</em>/Bruckner/effacement), j'ai voulu ici détailler la notion de champ que Berlioz manie de façon véritablement pré-cinématographique. Ce qui se rapproche de nous (un détail infime perdu dans le <em>tutti</em>), ce qui s'en éloigne, ce qui nous parvient encore — un travelling qui devient arrêt sur image, un cadrage resserré, le fondu de deux perspectives. Panorama, particolari e licenza est, en ce sens, une sorte de <em>making of</em> , comme on dit aujourd'hui, de ce modèle génial, partition hirsute, fruste, mais tout à la fois riche, hautement inspirée. <em>Harold en Italie</em> traduit cette sauvagerie que Berlioz voulait rendre en musique, combinat de sensations, de révolte et d'exaltation : un son capté puis stylisé, avec effets de réel devenant sous sa plume des trouvailles, de véritables effets spéciaux dont peu de musiciens avant lui avaient eu l'intuition.</p><p>A la demande de David Jisse et de la Muse en circuit, j'ai ajouté une partie électronique qui a été conçue par Laurent Sellier. Cette partie, essentielle, est une manière de réaliser concrètement ce qui est en filigrane dans <em>Harold</em>, la transmutation de toute expérience éprouvée en un véritable clavier de sensations.</p><p>Le percussionniste de <em>Panorama, particolari e licenza</em> est une sorte d'accessoiriste bruiteur. Il reformule concrètement le réel purement rêvé, mais d'une manière que j'ai voulue parfois dérisoire et délibérément « bricolée », comme un travail magique qui puisse donner sens à cette vérité véhémente, incessamment recyclée, qui faisait tout l'art de Berlioz.</p><p>La question du soliste est importante dans <em>Panorama, particolari e licenza</em>. Il est tout à la fois le point de vue, la subjection, celui qui dit je, comme il est aussi le sujet de l'autofiction. Tout en étant central, il est égaré, parfois noyé dans le méta-instrument du récit. Au moins c'est ainsi que je l'ai traité, car il maille les instruments ensemble, prenant toutes les bribes du discours, abdiquant souvent ce qu'il y a de performatif dans la place du soliste romantique. Il est ici doublé par une voix d'alto de manière à rendre ce <em>fading</em> du sujet, ainsi que cette prise de parole par le texte poétique toujours central dans l'oeuvre de Berlioz.</p><p>J'ai expliqué les deux premiers mots du titre. Le dernier renvoie aux licences que je prends par rapport au modèle, mais aussi à cette forme musicale du XVIIIe – La <em>Licenza</em> – qui était une manière d'hommage à un personnage d'influence. <em>Con licenza</em> était aussi une façon d'indiquer une liberté dans l'interprétation (c'est bien ici le sujet : la transcription est un écart), le tempo ou dans l'ornementation. <em>Con alcune licenze</em> écrit Beethoven au début de la fugue de l'opus 106.</p><p><em>Panorama, particolari e licenza </em>suit assez fidèlement, quant au déroulement du moins, trois mouvements d'<em>Harold en Italie</em>.</p><p>I - <em>Aux montagnes</em> : On y entend des bruits de vent, de ruisseaux, des sons de guitare et de harpe de voyage. Des bribes non linéaires du <em>Childe Harold</em> de Byron.</p><p>II - <em>Marche (moissonneurs et angélus) </em>: Il s'agit de pèlerins dans l'original. Toutefois, Berlioz a été précis sur le souvenir qui a déclenché ce tableau dans sa musique. Ce sont des moissonneurs qui rentrent le soir au village en chantant une prière. J'ai choisi ici l'angélus, qui est devenu une véritable icône dans la peinture de ce siècle-là. On y entend donc des fragments chantés en latin. Le percussionniste joue de la faux. Car la mort n'est jamais loin dans l'imaginaire byronien et non moins berliozien. C'est aussi une référence à d'autres « scènes aux champs » passées dans l'imaginaire collectif. Je ne peux cacher que <em>moissonneur</em> m'a soufflé aussi <em>moins sonneur</em>.</p><p>III - <em>Sérénade (une chanson des Abruzzes)</em> : C'est le mouvement le plus « stylisé ». On y entend une véritable chanson en dialecte des Abruzzes où est évoqué la fameuse <em>lontananza</em> : à la fois espace résonnant d'une montagne à l'autre, mais aussi éloignement, séparation de deux amants. C'est un chant sur la construction du futur et la désillusion amoureuse que Berlioz a pu entendre et dont il a pu méditer le poème, bien qu'il ne s'en soit pas musicalement inspiré. Mais l'esprit, qui combine la mélancolie, un rien de malice, d'inquiétude et de doute tout berlioziens, est gardé dans ce mouvement, jusque dans les paroles de la chanson :</p><p><em>O hirondelle qui vole sur Potenza<br />Salue-le pour moi, c'est mon espoir<br />Demande-lui ce qu'il fait, ce qu'il pense,<br />Comme il supporte la lontananza<br />Demande-lui ce qu'il fait, ce qu'il veut<br />Et comme il supporte la séparation.</em></p><p>Gérard Pesson, septembre 2006.<br /></p>