Tout est dans le sous-titre : le projet du dernier cycle de Stockhausen comprenait 24 partitions de chambre (solos, duos, trios, septuors ou électronique pure), chacune représentant une heure du jour. La mort emporta le compositeur alors qu’il travaillait aux trois dernières heures. Et on ne peut s’empêcher de voir un signe du destin dans le titre de la 21e heure, sur laquelle le cycle s’inachève : Paradis… Bien que moins monumental que son prédécesseur, Licht (1977-2004) – cycle qui comprend sept opéras, un par jour de la semaine, et dure près de trente heures – Klang, par sa forme et son projet, lui fait indéniablement pendant. Quand le premier mettait en avant la lumière (Licht), celle des étoiles et du soleil, le second se recentre sur l’univers invisible du son. Un son qui, pour Stockhausen, est avant tout intérieur : « une voix mystique venue de l’au-delà, qui accompagne la voix de la conscience (en allemand : die Stimme des Gewissens). » (Stockhausen 2006).
Transformant la technique de la formule, dont il use depuis Mantra pour deux pianos et électronique (1969-1970), Stockhausen élabore son cycle sur une série (hautement symbolique) de 24 notes. La forme globale et les modalités de représentation scénique, spécifiées sur la partition, reflètent le projet : à chaque heure est attribuée une couleur (décrite selon l’échelle théorique de Wilhelm Ostwald [1853-1932], prix Nobel de chimie en 1909), laquelle couleur doit être celle des vêtements des musiciens lorsqu’ils interprètent l’heure en question ! Même à l’échelle du cycle complet, la structure d’une journée est plus ou moins déclinée : ainsi, la treizième heure, intitulée Cosmic pulses et illuminée d’un jaune brillant et ensoleillée, est-elle une pièce purement électronique, composée à partir de 24 cellules mélodiques, développées chacune en une couche électronique propre, diffusée et spatialisée individuellement – lesquelles couches électroniques se retrouvent réparties dans les heures suivantes, marquant ainsi un nouveau départ à la journée. Orvonton (15e heure) et Urantia (19e heure), que nous entendrons ce soir, réutilisent ainsi respectivement les couches 19, 20, 21 et 7, 8, 9… Toutes les heures qui suivent Cosmic pulses tirent en outre leurs titres du Livre d’Urantia.
Cet ouvrage à vocation spirituelle et philosophique, écrit entre 1924 et 1955, sans doute par un patient de William S. Sadler, psychiatre de Chicago, est présenté par les initiés comme la cinquième révélation de l’histoire de l’humanité. Largement inspirée du christianisme, cette cosmogonie/doctrine – à laquelle certains associent des êtres célestes – a fait forte impression sur Stockhausen, depuis qu’il l’a découverte en 1971. Urantia est le nom donné à la Terre. Composée pour baryton et électronique, Orvonton (15e heure) est jaune-orange. D’après le Livre d’Urantia, il y aurait autour d’Havona (l’univers principal, centre de toutes choses, qu’habitent les dieux éternels) sept univers habités, les sept « superunivers », et la Terre (Urantia) se trouverait être le septième de ces superunivers, appelé justement Orvonton. « Dans les dernières pièces de Klang, dit Stockhausen à Reinhard Ermen en 2007, je décris souvent, dans le texte chanté, comment l’œuvre a été conçue – jusque dans les moindres détails […]. J’aime beaucoup le fait que la musique s’explique d’elle-même. » C’est exactement ainsi que nous apparaît Orvonton. Non sans humour (un humour pourtant bien inhabituel chez Stockhausen), l’œuvre s’ouvre sur une analyse de la pièce elle-même. Le baryton chante : « Orvonton : Je suis un baryton. La 19e couche est construite à partir d’une boucle de 23 notes… Chaque note dure deux secondes… » Plus tard, ce sera jusqu’au credo artistique de Stockhausen que le baryton chantera : « Chaque son est un univers. Mais personne ne peut dire si la beauté vient du nombre, tout dépend qui compte. 440 Hertz ne sont ni beaux ni laids. » Pour conclure, avec étonnement : « Le temps s’arrête. » Composée pour soprano (live ou préenregistrée) et électronique, Urantia (19e heure) est de la couleur des camions de pompier, rouge, et fait donc référence à notre Terre. Le texte, en allemand, écrit par le compositeur, ne comprend que 26 syllabes, chacune introduite à son tour, dans chacune des 26 sections de l’œuvre : « Partout des orbites URANTIA dans le cosmos Le Père, le Fils et le Saint-Esprit Dieu Dieu Dieu. »