(Prendre les mots « légendes » et « urbaines » dans leurs différents sens et en tester toutes les combinaisons)
Légendes urbaines est le résultat d'une commande précise de l'Ensemble intercontemporain, à l'occasion d'un concert « à thème », lui-même partie d'une saison thématique. Ces thèmes, comme l'on sait, sont : la ville, le voyage, et plus précisément, pour ce concert, New York – New York n'étant évidemment pas une destination de voyage pour moi, sinon celle d'un « commuting » fréquent depuis ma résidence semi-rurale. Les thèmes littéraires ou visuels en musique ont fait couler beaucoup d'encre et plongent plus d'un dans la perplexité. La musique peut-elle exprimer ou raconter ? Est-il possible de ressusciter le poème symphonique ? D'écrire encore des opéras ? Si oui, est-il légitime de le faire, ou n'est-ce pas définitivement obsolète ? Comme je crois à la méthode expérimentale, j'ai décidé de relever le défi et de m'essayer au thème proposé, non sans garder quelque distance ironique vis-à-vis de l'exercice. Occasion aussi de rechercher quelques modèles et de ne pas se priver de références, plus ou moins transparentes, à quelques-uns de mes prédécesseurs sur le nouveau continent. Le modèle formel est celui des Tableaux d'une exposition, avec sa suite de vignettes sonores entrelacées de promenades – les références musicales, on pourra s'amuser à les deviner. Les allusions visuelles, points de départ ou d'arrivée de la rêverie musicale, ne seront pas l'Empire State Building, la Statue de la Liberté et autres cartes postales formatées pour le tourisme, mais plutôt les images et sensations suscitées par la fréquentation d'une ville à la fois très familière et tout à fait étrangère.
Promenade 1
Les « promenades » de Moussorgski s'effectuaient d'un pas à la fois martial et guilleret... Dans Manhattan, les distances sont grandes, qui inciteront à prendre plutôt le « Subway », célèbre pour son infernal vacarme métallique. Par prudence pour nos tympans, on l'écoutera d'assez loin, accompagné d'appels de cuivres, le plus souvent sous forme de tierces descendantes – les cinq espèces de tierces permises par l'écriture en quarts de tons. Vacarmes métalliques et appels de cuivres ne se limitent d'ailleurs pas à constituer l'essentiel des « promenades », mais envahissent les recoins de toute la pièce.
Staten Island Ferry
Autrefois, la « skyline » (la ligne des gratte-ciels) de Manhattan surgissait pour le voyageur lentement sur l'horizon, objet de tous les rêves et de tous les espoirs, au terme d'une longue traversée maritime. Le bateau franchissait la rade de New-York, saluait au passage la Statue de la Liberté, et allait s'amarrer directement au pied des « high-rises ». On se rappelle les vieux films et vues d'archives. New York ne s'aborde plus par la mer et cet aspect du rêve américain a donc disparu, mais on peut revivre l'expérience, dans une certaine mesure, en prenant le ferry de Staten Island. Au retour, on peut s'imaginer, accoudé à la rambarde d'un paquebot, découvrant la ville longtemps espérée... la vue est splendide, et le ferry gratuit – chose rare en ce pays.
Central Park at twilight
Superposition de musiques émanant de lieux différents, et se mouvant à différentes vitesses. Sensation étrange d'échapper un moment à la réalité de la ville dont les bruits ne parviennent qu'étouffés. Instants ambigus du crépuscule, brefs et éternels, bruissements dans les fourrés déjà obscurs (ce ne sont que les écureuils), les silhouettes des gratte-ciels s'illuminent une à une à travers les frondaisons. Chant harmonique de la « Swainson's thrush » (grive à dos olive). Les derniers promeneurs se hâtent vers les sorties: de nos jours, il n'est plus très recommandé de rester écouter les sons de « Central Park in the Dark ».
Sunday Joggers
Toujours à Central Park: le dimanche, s'installer le long de l'une des routes qui traversent le parc, et qui, fermées à la circulation, sont envahies par une foule ahanante, transpirante et clopinante. « Joggers » de tous âge, sexe, taille, couleur et embonpoint – toutes vitesses, allures et harnachements. Certain(e)s promènent leur progéniture dans des poussettes de course (3 roues surdimensionnées, profilage aérodynamique), d'autres peinent à suivre leur(s) chien(s). Quelques tricheurs passent à vélo ou sur patins à roulettes. Toute une humanité pantelante défile devant vos yeux, et il faudrait être Daumier pour croquer le spectacle – ici c'est le prétexte d'une modeste étude sur les tempi superposés.
Whirlwinds
Le plan de Manhattan est intéressant: systématiquement rectangulaire, mais avec quelques grandioses irrégularités, en particulier celles provoquées par Broadway qui, vestige d'un vieux chemin indien, coupe diagonalement rues et avenues, provoquant de ce fait quelques extravagances architecturales et topologiques. Une autre conséquence du plan d'urbanisme – ou d'une absence de celui-ci – est que la circulation atmosphérique se trouve très fortement perturbée. Certains carrefours sont ainsi le siège de redoutables tourbillons venteux, en particulier ces carrefours complexes provoqués par l'intrusion de Broadway dans le damier urbain, ou encore la climatiquement terrifiante intersection entre Riverside et la 122ème rue, où la présence d'un clocher-gratte-ciel néo-pré-raphaélite perturbe fortement les masses d'air qui circulent le long de la rivière Hudson.
Promenade 2
Plus agitée que la Promenade 1, et conduisant au triptyque suivant:
George Washington Bridge 1
The Frozen River
George Washington Bridge 2
« Non seulement les possibilités des harmoniques des sons seront-elles révélées dans toute leur splendeur, mais encore l'usage de certaines interférences créées par les partiels constituera-t-il une contribution appréciable. On pourra s'attendre à l'utilisation, jamais envisagée jusqu'à ce jour, des résultants inférieurs et des sons différentiels et additionnels. Une magie sonore totalement nouvelle ! » (Edgar Varèse, extrait d'une conférence donnée à Santa Fe en 1936).
George Washington Bridge, c'est notre Grande Porte de Kiev – et l'une des peu nombreuses voies d'accès à l'île de Manhattan (car Manhattan est une île, on l'oublie parfois). Une « Grande Porte » en ferraille et en réfection permanente, mais qui fut un symbole de modernité en son temps et fascina, dit-on, Edgar Varèse, qui venait en surveiller l'avancement des travaux. C'est aussi l'occasion d'un triptyque intérieur, qui respecte la symétrie de l'ouvrage, ses deux piliers de métal argenté, son double pont d'où l'on peut jouir de vues somptueuses sur la skyline, le tout jeté sur un fleuve parfois gelé en hiver. C'est enfin un hommage à l'intuition prophétique de Varèse, dont la citation ci-dessus décrit très précisément les types d'harmonies développés quarante ans plus tard par les techniques dites « spectrales » – sans que lui-même n'ait pu mettre ces idées en application.
Promenade 3
Au ralenti, et tuilée avec :
Hyperlinks
Où des connexions s'établissent subitement entre divers moments entendus précédemment – établissement de « liens » inattendus entre textures les plus opposées.
Promenade 4
Rappel de la promenade 1, puis retour à Central Park, qui maintenant s'enfonce dans la nuit – dernier chant de la grive à dos olive...
Tristan Murail.