Où en est la parole aujourd’hui ? Fonctionnelle, communicationnelle, religieuse, politique, prophétique, engagée, vaine ou décisive : dans toutes ses modalités, elle est entrée dans l’aire du paradoxe. Les lieux de la parole sont en effet démultipliés, proliférants autant qu’éphémères. Tout peut se dire ou presque et surtout chacun peut le dire quitte à glisser lentement vers un assemblage permanant et finalement assez monstrueux de discours fragmentaires et qui se contaminent entre eux.
Prendre parole se définit comme un exercice narcissique où le sens passe au second plan, l’image au premier. « L’Aire du dire », sorte d’oratorio aux multiples voix, repose à contrario sur un éloge de la parole ; celle qui nous structure, celle qui borne le champ conscient de la mémoire, celle qui tisse notre réseau émotionnel, nous permet d’accepter la fiction du monde.
Le projet se construit autour des modes de la parole : le conte, le discours, la déclaration, la fiction… et jusqu’aux structures atomiques qui la composent : les mots, les sons des mots, leur souffle et leur musique. Les textes du projet puisent ainsi dans la littérature, les grands discours de l’Histoire, les contes et autres fables classiques, bref, dans un corpus multiple, éclaté et témoin de la richesse et la diversité de la langue.
Dans cette zone de convergence possible, trois entités nous parlent : un groupe de chanteurs au plateau, un ensemble de voix et de sons enregistrés et venant occuper l’espace de diffusion du son, des séquences vidéo où les chanteurs filmés portent la parole de Christophe Tarkos, espace poétique à part entière venant jalonner régulièrement le déroulement de l’œuvre. La situation globale est donc basée sur une grande conversation, un théâtre des mots qui compose l’éclosion de la matière sensible.
Un peu comme l’expérience magistrale des « Radio music » de John Cage, qui confie aux hasard de la bande FM, la production d’une nouvelle langue musico-théâtrale. Chez Cage, l’improbabilité sémantique de 12 postes radios asynchrones constitue la métaphore de notre esprit, territoire complexe et polyphonique, capable de sentir au-delà du sens, finalement la musique. Car les grands orateurs, bonnes ou mauvaises personnes, ont cette chose mystérieuse dans leur voix, ce que l’on appelle la musique.
C’est peut-être Roland Barthes dans « l’obvie et l’obtus » qui a su le mieux décrire cette question du grain de la voix ; cette jonction entre le chant et l’oralité, entre la texture initiale d’un timbre vocal et sa capacité physique à faire naître un espace fondamentalement musical. Avec pour exemple ces majestueuses séquences du film de Jim Jarmush « Dead Man » où la poésie de William Blake, simplement « dite », côtoie si justement le terreau électrique et souple de la guitare de Neil Young.
Pierre Jodlowski.