La composition d’Intervalles-Intérieurs remonte à la période « exploratrice » des années 1970, alors que tous mes efforts étaient consacrés à la transposition des lois de la nature en son. J’en ai développé le matériau de base pour l’électronique entre 1972 et 1974 (la pièce Elektrochronik fait figure de journal de bord de son élaboration), mais j’ai travaillé à trois versions de la partie instrumentale entre 1975 et 1981. Je considère la forme actuelle de cette pièce comme sa forme « définitive ».
Déjà, l’homme antique pouvait entendre et ressentir les différents niveaux de tensions entre les intervalles. C’est pour cette raison qu’il a considéré certains intervalles comme permis, et d’autres comme dangereux, voire interdits. (Ce mode de pensée m’est si familier que j’ai toujours eu le sentiment que le meilleur moyen de suggérer des tensions entre les personnages de mes opéras est le recours aux intervalles.) Intervalles- Intérieurs se concentre sur les processus qui prennent vie au sein même des intervalles. Le principe de base se trouve dans le matériau électronique. Mon but était de concevoir un commutateur électronique qui, avec l’aide de modulateurs audio (un filtre par contrôle de tension, ou VCF (voltage control filter), un modulateur d’amplitude, et un modulateur en anneau), amplifie la courbe de tension entre deux notes (le mouvement interne des formes complexes résultant des sinus ou des formes d’onde en triangle ou en carré, familières à qui connaît l’oscilloscope), pour la rendre ainsi audible, sous forme de mélodie ou de rythme. Au sens figuré, c’est un microscope acoustique : les objets que l’on ne peut entendre à l’oreille deviennent audibles. Mais le plus important est toutefois que tout élément audible du système est automatiquement généré par une seule unité. Les paramètres sont identiques de l’un à l’autre : la « mélodie » est animée de la même espèce de mouvement que le « rythme ». Le principe n’est pas sans présenter quelques similitudes avec la musique sérielle, mais le son résultant nous ouvre une piste complètement différente, vers une forme de germination organique fourmillante. La partie la plus importante de la création de cette composition a été, à l’époque, l’« invention » et la mise au point de ce « microscope d’intervalles ». Un son généré par un filtre produit des mélodies qui correspondent à la courbe de l’intervalle. Le filtre balaie entre les deux notes de l’intervalle (l’intervalle qu’on lui donne à traiter) : en d’autres termes, l’intervalle se montre sous un autre visage. Les formes d’onde des deux notes sont ajoutées, pour donner une troisième courbe, et cette courbe est la mélodie : les crêtes en sont les notes les plus aiguës, et les trous en sont les plus graves, etc. La technique est similaire en ce qui concerne le rythme : les crêtes sont fortes, les trous sont doux. Quand l’onde (la courbe) se répète périodiquement, on obtient un motif rythmique lisse et reconnaissable.
La mélodie et le rythme se développent en parallèle, car l’onde qui leur sert de guide est la même, même si la polarité des modulateurs peut être échangée, avec pour conséquence d’opposer mélodie et rythme. Ceci n’est bien entendu qu’une description délibérément simplifiée de la procédure. Le dispositif – qui, dans la pièce, est élevé au rang de créativité – est bien plus complexe, puisqu’il affecte également le positionnement des notes dans l’espace, par exemple. En deux ans, je suis parvenu à peaufiner le dispositif de telle sorte que l’on n’a jamais besoin de le régler à chaque fois, et le rôle de l’organiste électronique, l’Observateur, se limite à la reconnaissance de la nature des intervalles : à garder la touche enfoncée, à écouter, jusqu’à ce qu’il ait « compris ». C’est là la base de la couche électronique. Cette musique n’est pas « jouée », ou « interprétée », elle est « écoutée » et « contrôlée ».
« La grande difficulté pour les jeunes chefs est ici la synchronicité de l’ensemble instrumental et de la bande. Pour les musiciens, l’oeuvre n’est pas très difficile, mais d’une écriture assez singulière. Ainsi, par exemple, le trombone, qui doit normalement utiliser sa coulisse pour adapter la longueur de la colonne d’air à la fréquence de chaque note, garde ici toujours la même position et doit donc trouver ses notes avec les lèvres – en allant chercher les différents partiels de la fondamentale. »
Peter Eötvös, Manifeste 2014, programme de salle du 10 juillet 2014.