« Habiter un lieu où tout a été pris ne sera peut-être d’aucune aide pour classer l’existant, pour en dessiner les contours et les convergences ; dimensions dans lesquelles la lumière pourrait illuminer (et disperser) ce qu’elle [qu’on] voit. Se convaincre d’exposer le « je », de le composer, de se focaliser dessus – et de ce fait de le brûler – revient bien souvent à alimenter l’inachevé : le « lent réel » du poème se fait conséquemment dilatation acoustique, indication et proximité de l’isolement. »
(D. Bellomi, Note de poétique à « Ripartizione della volta »)
Chaque instrument de musique est le musée de ses utilisations passées et présentes, la mémoire latente des mains qui l’ont touché en parcourant ses bords et surfaces peuplés de sons. Le mettre en vibration revient à éveiller l’ensemble des réminiscences correspondant à cette vibration, à les faire respirer tout en rappelant le poids des associations qu’elle véhicule – citation de citations de citations... Si musique et littérature ont en commun une quelconque dimension linguistique, la plus évidente est selon moi d’être des palimpsestes au carré, engendrant du sens en court-circuitant et en consommant abusivement les associations sédimentées au fil du temps dans le son.
De ce point de vue, la géographie multiforme du piano représente pour moi un exemple emblématique de territoire non vierge et surpeuplé de mémoires, un exemple de lieu où tout a [déjà] été pris. Chaque touche, chaque corde, chaque barre métallique ou morceau de bois renvoie aux innombrables crayons qui en ont piégé le son sur le papier. Chaque mouvement en parcourt d’autres déjà passés, dissous au fil du temps avec la résonance des cordes qui, lentement, meurt. Mais que se passerait-il si cette résonance se dilatait soudainement au point d’en révéler des replis cachés, propices à de nouveaux développements ? Le temps, entité inexistante mais toujours clairement perceptible, devient fluide et son cours incertain, discontinu. La dilatation acoustique quasi surréelle et les soudains bouleversements temporels nous font redécouvrir des relations entre sons et espaces impossibles à définir auparavant. Le son se transforme, se dissout et s’épaissit, il prend forme jusqu’au moment où d’autres lambeaux de mémoire émergent : c’est là que, pour un instant, tout à coup, le souvenir de ce clavier où tout a commencé s’impose, bien que suspendu, dans le vide de sa résonance de résonances sans fin.
Maurizio Azzan (et Jérémie Szpirglas), note de programme du concert du 5 octobre 2018 à l'Institut culturel italien de Paris