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Entretien avec Luis de Pablo

par Luis De Pablo, Marc Texier

Les années d'apprentissage

La guerre a divisé notre famille. Nous étions à Madrid avec ma mère d'une manière un peu accidentelle, parce que nous allions partir en vacances, et mon père était déjà dans sa ville natale, Logroño (mon nom n'est pas un nom basque, c'est un nom de la Rioja, la région du vin de table espagnol) et cette partie-là était du côté de Franco. Alors ma mère avec ses trois enfants — j'étais le cadet — a décidé d'aller le chercher. C'était vraiment une aventure de traverser l'Espagne en guerre, de passer en cachette le sud de la France, une aventure à la Jules Verne pour un petit enfant ; mais en arrivant dans mon Pays basque natal, à Fontarrabia, nous avons appris la mort de mon père... Il ne fallait pas en parler, on ne pouvait pas... On est resté longtemps là-bas, où j'ai commmencé mes études de musique avec les bonnes soeurs françaises, qui m'ont appris le solfège, et aussi à mettre la main sur le clavier, et le français.

[...] Ma mère avait pour amie d'enfance une dame de Bilbao qui était mariée à un frère du compositeur français Maurice Ohana, Léo Ohana — il fut un oncle pour moi. Il voyageait tout le temps puisqu'il était français, et avait le droit de le faire. Avant de partir, il me demandait si je voulais quelque chose, évidemment ma mère m'interdisait sévèrement de lui demander quoi que ce soit, mais en cachette je le faisais toujours et c'est grâce à lui que j'ai eu mes premières partitions de Messiaen, notamment les Trois petites liturgies, dès les années 50, et avant cela, j'avais aussi lu la traduction espagnole du Docteur Faustus de Thomas Mann, où comme vous le savez bien, il est question de la technique dodécaphonique, et j'avais été très marqué par ce roman... Toutes ces choses mélangées m'ont donné une connaissance, un peu cahotique, assez partielle, mais pour ce moment suffisante, de la musique qu'on faisait à l'époque. Vous savez peut-être que même Webern était encore à peine publié, mais j'avais lu les trois Cantates, Das Augenlicht, et ça m'a donné une certaine formation-information sur ce sujet.

Le désert culturel espagnol après guerre

[...] Immédiatement après la guerre, les compositeurs espagnols ont ressenti une sorte de situation désemparée, de manque d'appui possible, d'absence d'exemples et de maîtres, et ils ont dû en chercher ailleurs. Il n'y avait plus de continuité culturelle dans la musique espagnole. Mais remarquez que cette situation revient périodiquement en Espagne depuis au moins deux cent cinquante ans : si de Falla, Granados, Albéniz, tous élèves du vieux maître nationaliste Felipe Pedrell, avaient continué la ligne de la musique qu'on faisait quand ils étaient étudiants, ils n'auraient fait que des zarzuellas. Alors ils ont dû couper, cela veut dire qu'ils ont dû chercher ailleurs des points de repères pour devenir les compositeurs modernes de leur temps. Evidemment, le modèle le plus accessible au point de vue du rayonnement culturel, au point de vue de la langue aussi, c'est la France, c'est Paris, et ce n'est pas un hasard si Iberia a été écrite là-bas. Le malheur, si vous voulez, c'est que cette génération de compositeurs - et la suivante- n'a pas laissé aux musiciens de ma génération la possibilité d'une évolution cohérente. Ce n'est pas de leur faute, la guerre civile a tout cass elle a brisé la continuité de la culture, pas seulement en musique, partout, et c'est un vrai désert qui dure depuis la décennie des années 40. Toute la «génération de la République», comme on l'appelle, sans exception, a fait son oeuvre ailleurs, au Mexique, en Argentine, en Angleterre comme Gerhard, et ceux qui sont restés, comme Mompou, se sont si bien isolés qu'il n'y eut aucun écho chez nous.

Darmstadt, Paris et l'enseignement de Max Deutsch

[...] Je pense que mes voyages à Darmasdt avaient deux objets fondamentaux. D'abord, c'était l'apprentissage, pas strictement de la musique sérielle, ni même l'intérêt des grandes conférences, mais surtout l'apprentissage, assez imprécis, mais tellement efficace, qui naît du contact des musiciens entre eux : les conversations dans le couloir, se montrer les partitions, en discuter... C'est ainsi que je suis devenu l'ami de Maderna par exemple, qui dirigea mes premières oeuvres ; c'est là aussi que j'ai rencontré Boulez, Ligeti ou Stockhausen. L'autre intèrêt, bien sûr, était d'être joué là où le fait d'être joué compte. Pas en Espagne, mais à Darmstadt puis à Paris.

A Paris, Françoise Deslogère me présente Max Deutsch. Je lui montre quelques partitions. Sa réaction a été tout à fait charmante, il m'a dit «Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?», comme ça (rire), alors je lui ai dit : «Ecoutez maître, vous pouvez tout faire !» Et il a répondu quelque chose d'extrêmement touchant pour moi : «Ça n'a plus de sens que vous veniez chez moi comme un élève pour étudier. Ce que je peux faire, c'est corriger vos oeuvres mais vous n'avez pas besoin de recommencer à apprendre ce que vous connaissez déjà.» Et il m'a fait des remarques très précieuses sur ces premières oeuvres - c'était la fin des années 50. Je me suis débrouillé pour pouvoir aller à Paris aussi souvent que possible pour le voir, et ce fut une relation qui a duré bien au-delà des rapports maître-élève : j'ai gardé l'habitude de lui soumettre toutes mes partitions pendant de nombreuses années. J'ai pour lui une énorme gratitude, c'est lui qui m'a montré clairement ce que je cherchais d'une manière toute intuitive, il m'a dit : «La morale de l'artiste c'est la qualité de l'oeuvre» ; ça a été comme un coup de fouet.

Max Deutsch, tout exigeant qu'il était sur le plan technique, était aussi un homme qui fut, pour ainsi dire, le père de ses élèves. Je ne sais pas si René Leibowitz était comme ça ; je crois qu'il était plutôt un homme porté vers la théorie pure. En revanche, Max Deutsch voulait guider les jeunes gens de façon très profonde ; et dans l'esprit de la grande tradition juive sa leçon était morale, c'était une recherche éthique plus que technique.

Il m'a appris deux choses fondamentales : d'une part, que la technique sérielle (ou tout autre technique) n'est pas inerte, c'est une pensée vivante qu'il faut réinterpréter à chaque fois qu'on s'en sert — sinon c'est une langue morte. De même que la technique schoenberguienne, je ne dis pas sérielle mais schoenberguienne, était la quête d'une éthique nouvelle vis-à-vis de la création. D'autre part — et ceci est très proche de l'esprit du dernier Schoenberg, et très à l'encontre des vues traditionnelles sur le sérialisme en ces années — que la technique sérielle n'était pas incompatible avec l'utilisation toujours renouvelée de la consonance.

Agitateur culturel

[...] En 1959, j'ai fondé Tiempo y Musica avec l'argent de l'université. C'est dans ce centre que nous avons représenté la première espagnole du Marteau sans maître, des trois Sonates de Boulez, Zeitmasse de Stockhausen, les premiers concerts de musique électroacoustique... Nous avions un public fidèle, intéressant, très, comme disent les Américains, créateur d'opinions. Des penseurs, des poètes, des peintres, des réalisateurs... Mais j'étais un «agitateur» et ils m'ont mis à la porte.

Il ne faut pas oublier que, du temps de Franco, n'importe quelle manifestation artistique un peu d'avant-garde avait toujours des suites politiques à cause de l'état de répression généralisé. Les gens prenaient partie immédiatement. N'importe quel rassemblement avait l'allure d'une manifestation contre. Quand, au début de la décennie 70, j'ai organisé les Rencontres de Pampelune, qui ont eu un retentissement international, l'ETA nous appelait les « laquais du Capital », nous reprochant de présenter une image de l'Espagne qui ne correspondait pas à la réalité : l'Espagne comme pays ouvert à l'avant-garde ; et donc ils ont mis deux bombes pendant les concerts.

Puis l'extrême-droite, aussi, de son côté, nous a dit que nous étions « un tas de salopards », et ils ont distribué des tracts dans la rue qui encourageaient les gens à nous donner la bastonnade - rien n'est arrivé heureusement. L'évêque de Pampelune était contre nous également, parce qu'il considérait que c'était un gaspillage inadmissible de dépenser tant d'argent dans de «l'art qui n'est pas de l'art», qui est seulement des blagues, tandis que les ouvriers employés par la famille qui nous donnait de l'argent avaient des problèmes syndicaux. C'était l'époque où l'église essayait déjà de se démarquer de Franco et profitait de chaque situation pour se construire une image de gauche. Le bouquet, ce fut quand un des membres de cette famille qui soutenait financièrement les Rencontres a été kidnappé parl'ETA, et que ceux-ci ont dû payer une rançon énorme, alors ils ont pris peur et c'en fut fini des Rencontres de Pampelune. Moi-même, j'étais une sorte de pestiféré, je ne pouvais offrir mes services nulle part en Espagne, alors j'ai provoqué une invitation aux Etats-Unis, je suis devenu professeur à Buffalo, puis au Canada. Je suis rentré seulement après la mort de Franco, en 1975.

Sur l'art engagé

Vous voyez, dans une situation pareille, faire n'importe quoi d'une certaine envergure était impensable. C'est une vieille vérité que peut-être on connaît mal dans les pays de tradition démocratique : dans les pays totalitaires, tout, absolument tout, devient politique, il n'y a pas d'exception, toutes les perspectives sont truquées, il est impossible de juger de la qualité d'un produit parce que vous le voyez avec des lunettes partisanes. L'Espagne était archi-typique de cela, et maintenant c'est le cas de l'Amérique latine.

[...]Pour moi, la première condition d'une oeuvre est qu'elle soit parfaitement conséquente par rapport au langage qu'elle emploie. Ensuite, si le compositeur veut offrir cela pour une cause quelconque, c'est parfaitement valable, c'est comme offrir des fleurs à quelqu'un qui vient de mourir : les fleurs ne sont pas en deuil. Mais partir d'une prise de conscience politique et faire une oeuvre qui en soit le reflet : la musique sera toujours perdante. Moi-même, j'ai composé Comme d'habitude, pour deux pianos, où un piano est préparé et - pour ainsi dire- torturé par l'autre, c'était assez proche de la protest music ; et puis Invitacióne a la memoria, un requiem à la mémoire des fusillés par Franco en septembre 1975. C'est mon oeuvre la plus engagée mais qui reste un requiem laïc, sans hurlement, sans description, bien au contraire, c'est une musique recueillie, dépouillée, que je veux une réflexion sur la douleur infligée par le pouvoir : la seule douleur inconsolable, parce que c'est une douleur qui restera impunie.

De la culture espagnole et de sa nécessaire hybridation

[...]C'est vrai que mon pays est un pays carrefour. Notre identité comme espagnols est faite d'une synthèse de trois cultures très disparates, la culture, disons, chrétienne d'origine romaine, puis la culture juive, et puis la culture arabe. Et la culture arabe, c'est aussi l'antiquité gréco-latine qu'ils ont transmise à l'Europe. Autrement dit, l'Espagne, c'est un creuset de quantité de choses. Si vous pensez à la présence espagnole en Amérique : elle a donné naissance à des styles musicaux, architecturaux, poétiques, qui sont toujours le produit d'une synthèse ; même pas d'une synthèse, je dirais plutôt d'une juxtaposition, d'une hybridation.

Moi-même je souhaite que ma musique soit un lieu de rencontres, un meeting point, sans souci de la pureté des origines. Le souci de pureté est chez moi dans la qualité du produit, la qualité technique : parce que bien sûr j'ai dû élaborer une technique efficace qui soit capable d'englober des choses disparates. La technique n'est pas une technique hétéroclite, du moins je souhaite qu'elle ne le soit pas, mais le matériel affecté par cela provient, en revanche, des quatre coins du monde. Je me sens une partie, petite, de cette énorme imagination sonore si diversifiée qui est celle de l'humanité : de la flûte mélanésienne aux pygmées Babenzele ; des jeux vocaux des Inuits à la grande tradition des palais de Djakarta...

Une démarche unitaire aujourd'hui, c'est exclu et ce doit être exclu. Un jour viendra peut-être où, selon le mouvement pendulaire bien connu, on retrouvera cela : une doctrine musicale, comme le sérialisme. Mais, si cela arrive, ce sera encore une fois à un prix très élevé, parce qu'une culture qui prétend être la seule possible, la seule valable, pour moi, c'est toujours un risque épouvantable.

Esthétique de la ligne

[...] Je me suis toujours efforcé, depuis très longtemps, de ne jamais laisser en paix la pauvre ligne musicale. Si je donne une simple tierce ascendante, soyez sûrs que cette tierce sera d'abord jouée par trois altos avec sourdines, et puis un quatrième, sans sourdine, s'y ajoutera pour faire le saut de tierce, puis la chute : toujours avec l'alto sans sourdine, et, disons, la clarinette entre les jambes de l'instrumentiste pour faire une fausse sourdine, puis ce sera deux clarinettes, et ainsi de suite. Vous entendrez une ligne qui change tout le temps d'épaisseur timbrique.

Si la ligne isolée peut subir un traitement de la sorte, vous pouvez facilement imaginer que la combinaison des lignes devient d'une complexité extrême et que cette sorte de pseudo-contrepoint peut donner naissance d'une part à une très grande confusion (ça c'est l'aspect négatif), mais aussi à un tissu sonore radicalement nouveau. Moi j'accepte un certain degré de confusion dans la mesure où il n'atteint jamais au tachisme.

Imaginez une ligne confiée au contrebasson, dans le registre le plus grave, par définition : des hauteurs assez imprécises ; et trois octaves plus haut, la même ligne, confiée aux altos, mais légèrement décalée d'un quart de ton, par rapport à cette basse-là. Naturellement, ça va donner un timbre absolument indéfinissable. Dans El viajero indiscreto, par exemple, le fait que les basses d'une quantité de longues tirades du deuxième acte soient confiées à un steel-drum fait que tout l'édifice de la construction musicale commence à bouger, parce qu'il n'y a pas une hauteur précise, tout est construit sur le faux : c'est comme si vous bâtissiez sur le permafrost, le chauffage fera que les maisons s'engloutissent - c'est ce que j'ai voulu.

Musique et poésie

[...] J'ai toujours comparé l'invention de Debussy à l'habileté et à l'imagination avec lequelles la musique classique iranienne a employé la ligne, notamment dans les improvisations au târ. Car Debussy est fécond en nouvelles formules linéaires, inventif dans la flexibilité de la ligne, l'absence totale de carrure de la phrase, aussi dans sa façon d'arriver à un point de climax ou d'anti-climax par un cheminement toujours nouveau. J'ai énormément appris dans deux ouvrages : Le Martyre de Saint-Sébastien et surtout la Sonate pour flûte, alto et harpe, qui est un modèle inépuisable des façons de donner à une ligne toute sa capacité expressive. Vous voyez là d'une manière assez extraordinaire la flexibilité métrique de l'idée musicale. Je crois que cela vient du balancement de l'accent français, cette équivoque si riche entre l'accent de chaque mot et l'accent à l'intérieur d'une phrase, puisque, par le truchement des «e» qui sonnent ou ne sonnent pas, l'on peut élargir ou réduire le nombre des syllabes : la métrique flexible de Debussy vient de là, de sa langue maternelle, et ce n'est pas seulement dans Pelléas et Mélisande qu'il s'est servi de la prosodie française.

Moi-même, j'ai fortement appuyé ma musique sur la poésie espagnole. Notamment celle d'une époque qui avait été négligée par les compositeurs espagnols, la poésie du grand changement de la langue, ce qu'on appelle chez nous la génération de 1927. J'ai eu la chance de rencontrer Vincente Aleixandre, le principal poète de cette génération quand j'étais un jeune homme, et ça m'a appris énormément de choses parce qu'il employait le vers libre, et la langue espagnole devient tout à fait autre. Dès 1956, je choisissais Gerardo Diego pour des mélodies, et non Garcia Lorca. Vous savez à quel point la poésie espagnole mise en musique par l'école nationaliste était surtout basée sur le folklore, c'est-à-dire l'octosyllabe, le romance, ou bien les strophes de séguedille, cinq, sept, etc. Curieusement c'est le même modèle que le haïku ! Ces modèles-là ont été souvent utilisés par les compositeurs, mais ils avaient négligé le grand changement qui arrive vers le début de ce siècle, aussi bien que toute la période incroyablement riche de notre Siècle d'or : Góngora, Lope de Vega...

Entretien enregistré les 13-14-15 mars 1990, diffusion du 14 au 18 mai 1990, France-Musique