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Entretien avec Alberto Posadas : La voix n'est pas un instrument

par Jérémie Szpirglas

June 14, 2017


 

C’est votre quatrième projet à l’Ircam, et votre dixième œuvre avec électronique au total : comment le compositeur que vous êtes aborde-t-il la question de l’informatique musicale ?


Jamais de la même manière. Lorsque je suis arrivé à l’Ircam pour la première fois, je n’avais aucune expérience de l’électronique en temps réel. Mon travail portait davantage sur les sons fixés. Ce fut une véritable découverte du temps réel en tant que compositeur. J’ai commencé très modestement. Dans mes premiers projets, l’électronique ne jouait pas un grand rôle sur la forme globale.
Par la suite, mon approche première pour chaque projet a toujours été assez « naïve ». De fait, je ne suis pas de ces compositeurs qui sont très impliqués et très au courant de ce qui se passe dans le domaine technologique. Cette relative distance a ses avantages et ses désavantages : d’une part, il faut bien avouer que cette posture naïve me permet sans doute plus de liberté. Même si, naturellement, il faut bien faire preuve de pragmatisme ensuite et adapter son idée initiale, je peux fantasmer davantage que d’autres. D’autre part, le désavantage le plus flagrant est que je ne maîtrise pas les outils aussi complètement que d’autres. Bien heureusement, Thomas Goepfer, le réalisateur en informatique musicale avec lequel je travaille, vient combler cette lacune. Cela fait à présent deux projets que nous menons ensemble, et nous formons une excellente équipe : nous nous comprenons parfaitement et échangeons beaucoup. Lorsque je propose une idée utopique, il me fait la démonstration de quelques outils, puis on passe à une phase de test. On débat alors des résultats, et il commence à adapter les outils pour élaborer des « prototypes » sur lesquels je peux faire mes propres expériences seul, chez moi. Je peux ainsi revenir pour la session suivante, avec de nouvelles idées, de nouveaux ajustements, et ainsi de suite.


À propos de Voces Nómadas, d’où vous est venue cette idée des espaces acoustiques intérieurs d’un instrument ? Cela vient-il de la présentation de nouveaux outils développés à l’Ircam ? Ou était-ce une idée qui vous trottait dans la tête indépendamment de tout cela ?


Dans le cas présent, l’idée vient de moi. Le concept d’espace, ses différentes approches (pas uniquement électronique, s’entend), significations et contextes, m’intéressent de plus en plus, et prennent une part de plus en plus importante dans ma réflexion compositionnelle. Lors de la première réunion de production avec l’équipe, Thomas m’a appris que, si l’Ircam avait déjà reproduit des espaces acoustiques de salles de concert, ce serait une première concernant l’intérieur d’un instrument. Cela étant dit, la plupart des outils que nous utilisons avaient déjà été mis au point auparavant : nous nous contentons de les appliquer à nos problématiques propres.


Lorsque vous avez testé ces outils, le résultat était-il celui auquel vous vous attendiez ?


Il faut toujours renoncer à certaines idées « utopiques ». Et, en même temps, la phase de test ouvre toujours de nouvelles possibilités. Dans le cas présent, la réaction du système au spectre du texte chanté (et notamment à certaines voyelles) a bouleversé les étapes suivantes du processus. Sans cette découverte, je n’aurais jamais écrit moi-même le texte, et les deux dimensions supplémentaires de « nomadisme » qui se sont ajoutées au propos, n’auraient jamais trouvé leurs chemins jusqu’à la partition. Cela a donc changé le visage de la pièce.


Que se passerait-il si on substituait d’autres voix à celles de l’ensemble Musicatreize, avec lesquelles vous avez travaillé ? Le changement des spectres induit aurait-il un impact sur les traitements informatiques et, de là, sur la pièce dans sa globalité ?

Oui, mais pas significativement. Cela étant, la question est intéressante : travailler avec des voix est, de toute façon, différent que de travailler avec des instruments. Parce que la voix
n’est pas un instrument : lorsqu’on compose pour la voix, on ne travaille donc pas pour un instrument, mais pour une personne, un tout, dont la voix est indissociable de la personnalité
et dont le chant a son spectre propre. Lequel a nécessairement une influence sur le résultat du processus électronique. C’est inévitable.
Cependant, le comportement de l’outil que nous utilisons est assez cohérent et solide, au sens où les plus grosses différences découlent davantage de la diversité des spectres des voyelles chantées par un même chanteur, qu’entre les spectres de deux chanteurs différents chantant la même voyelle. Remplacer un chanteur change le résultat, mais dans les limites acceptables des traitements électroniques en temps réel. C’est aussi ce que j’aime à propos du temps réel : tout s’applique à l’interprète.


N’est-ce pas un peu fragile ?


Certes. C’est pourquoi il faut parfois faire des compromis, dans l’intérêt d’une forme de « sécurité » dans la variabilité. L’essentiel est de raffiner le plus possible les réglages pour maîtriser au mieux le processus.


C’est le deuxième projet que vous réalisez à l’Ircam avec la voix (le premier était Tenebrae pour EXAUDI et l’Ensemble intercontemporain). Comment approchez-vous la voix ? Quel équilibre recherchez-vous dans l’écriture vocale ?


Cela dépend toujours des particularités propres des chanteurs avec lesquels je travaille. Comme je viens de le dire, la voix n’est pas un simple instrument : elle est intrinsèque et constitutive de chaque individu. Les pièces que j’ai composées pour la voix relèvent donc davantage d’une écriture soliste, quand bien même elles seraient destinées à un ensemble vocal. Tenebrae, par exemple, était écrite pour EXAUDI, dont la particularité est de chanter des musiques de la renaissance et d’aujourd’hui : chacun de ses membres est donc capable d’assumer un rôle soliste. Dans le cas de Musicatreize, mon approche est plus celle d’un chœur, même si c’est un chœur de chambre – en tant que soliste « global ». Si je voulais en donner une description fidèle, je dirais qu’il s’agit d’une écriture madrigaliste, plutôt que d’une écriture chorale. L’écriture vocale est donc assez traditionnelle. Désireux de respecter les caractéristiques musicales de ce chœur de chambre et de ses membres, tout en donnant un espace de liberté à l’électronique, je ne voulais pas aller trop loin dans des techniques vocales nouvelles.
Mais, comme nous le disions à propos de l’électronique, la prochaine fois que j’écrirai pour la voix, ce sera différent !


La grande différence entre la voix et l’instrument, c’est le texte. Et le fait que le texte implique une narration, une dramaturgie.


Si l’on part du principe qu’on utilise un texte qui suppose un sens, un propos, je pense que ce sens doit être transposé à la structure de la pièce. Et si l’on peut parfois détruire ou déconstruire le texte utilisé, voire superposer plusieurs couches textuelles (ce que j’ai fait dans Tenebrae), le sens du texte exige un certain type de matériau musical, ainsi qu’une approche singulière de la temporalité. On ne peut, en effet, pas approcher le temps indépendamment du texte choisi : le sens du texte a son rythme propre, qui ne relève pas uniquement de son écriture (l’enchaînement de syntagmes et de formes syntaxiques).
Pour Tenebrae, par exemple, si je n’ai pas écrit moi-même le texte, je l’ai « composé » à partir de divers fragments de texte que j’ai organisés à ma guise, en accord avec la dramaturgie générale – c’était un aller-retour incessant.
Dans le cas de Voces Nómadas, le texte est « déduit » des expériences préliminaires réalisées sur les outils informatiques et il détermine la structure générale de la pièce. J’ai donc écrit le livret en gardant à l’esprit les outils que j’allais utiliser (électronique, compositionnel) ainsi que le matériau musical dont je pouvais l’accompagner.


Dans Tenebrae, vous utilisiez des textes en allemand et en latin : cela change-t-il le traitement de la voix ?


Bien sûr. L’articulation, le rythme, les accents des mots ont une grande influence sur la manière de traiter la voix et de composer pour elle. Mon allemand est rudimentaire, mais, quand je compare la manière dont j’écris un contrepoint, je constate que le résultat est très différent selon que le texte est en allemand ou en espagnol !
Je me souviens à ce sujet de La Tentación de la sombra (2011) pour soprano et quatuor, que j’ai composé sur des textes en roumain de Cioran. Ce fut une expérience très intéressante, tout simplement parce que je ne parle pas le roumain. Je me suis fait aider d’un ami. Nous avons discuté du texte, il en a fait des enregistrements. Partant de là, j’ai affronté le traitement du texte exactement comme j’aurais affronté l’apprentissage de l’écriture pour un nouvel instrument.


Quand on dit « texte », on peut légitimement supposer « message ». Et, de ce point de vue, Voces Nómadas devient presque une œuvre « engagée ». Un peu par hasard, certes, son propos se charge de sens et de symbolique, compte tenu de la situation géopolitique actuelle.


Je ne la décrirais pas dans ces termes-là. Le concept d’« art politique » est un peu compliqué pour moi. Le fait d’écrire de la musique est certes un acte politique. Mais si, par « art politique », on désigne un objet qui cherche à combattre un phénomène concret, ou aspire à proposer une société différente, alors ce n’est pas une pièce politique. Mon approche est très éloignée de celle d’un Nono, par exemple. Si je ne peux bien sûr pas rester indifférent à ce qui se passe autour de moi – cela ressort de ma personnalité et du sentiment d’intolérable injustice que je peux ressentir –, cela n’a rien à voir avec un « art politique », qui exigerait selon moi un esprit plus combattant, et une approche plus directe des sujets. Tout se passe, pour moi, dans un registre bien plus intime.


Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

Notre de programme du concert du 17 juin 2017 au Centre Pompidou dans le cadre du festival ManiFeste.
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