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Philippe Manoury, Pluton

Jan. 1, 1995


Après  Jupiter, pour flûte et ordinateur, la tentation était trop forte de pousser plus avant la notion d'interactivité entre les instruments et les machines. La démarche de Pluton, bien que fondée sur la même conception, est beaucoup plus riche. Le mode de communication entre l'instrument et la machine n'est plus discret, mais continu, l'instrument ne se contente plus de déclencher et d'arrêter les processus électroacoustiques, il contrôle aussi leurs développements internes.

Au départ, j'ai mené une réflexion théorique sur la notion d'interprétation pouvant être détectée par une machine, et qui a abouti au concept de « partitions virtuelles ». Il s'agit en fait de concevoir des partitions (ce terme étant entendu comme l'ensemble des événements sonores voulus dans une composition) dont tous les composants ne sont pas fixés a priori, mais qui attendent une information venue de l'instrument pour pouvoir être exécutées.

Dans Pluton, l'interprétation n'est plus seulement un gauchissement de valeurs fixées dans une écriture, mais un agent provocateur de celle-ci. Le pianiste engendre une séquence et contrôle son devenir par la manière dont il interprète la partition. La musique de synthèse peut désormais être totalement interprétée. Voilà pour ce qui concerne la technique.

L'esthétique maintenant. Brièvement survolés par nombre de nos commentateurs, deux courants semblent apparemment se diviser en deux clans qui se livreraient une guerre sans merci : l'un venant de l'héritage dit « post-sériel » (sic), et l'autre, plus récent, qualifié avec autant d'incertitude de « spectral ». Ces deux courants me semblent relever de deux attitudes perceptuelles tout simplement distinctes : le premier insufflant une volonté dynamique à un discours engendré à partir de petits éléments ; le second, plus contemplatif, travaillant principalement à partir de la notion d'objet et de processus. S'il est clair qu'on ne peut mettre en œuvre simultanément ces deux conceptions, rien n'empêche de les considérer comme deux pôles entre lesquels oscillera la perception de l'œuvre.

Pluton, musique de processus ? Oui. Mais les processus (matrices de Markov) sont tout le temps soumis à des déviations de parcours. Je cherche ici à ne pas trop laisser deviner l'issue d'un processus lorsqu'il se déroule. La prédiction trop forte me gêne. L'absence totale de prédiction aussi. Les processus seront d'ailleurs certaines fois cachés. « Sub-audio », comme on dit « sous-terrain » (les feux plutoniens sont ceux qui existent sous l'écorce terrestre) : on ne les entendra pas, mais on percevra leur influence sur d'autres processus, audibles eux.

Pluton, musique spectrale ? Rien n'est plus spectral qu'un spectre. Celui du piano, en l'occurrence, est analysé en temps réel (méthode FFT) et imprime sa forme sur les bancs d'oscillateurs que déploie l'ordinateur. Cela donne une corrélation entre les sons synthétiques et ceux du piano, en ce sens que la qualité acoustique des premiers dépend de la relation entre tessiture et intensités en fonction du temps (création de formants) dans laquelle se trouvent les seconds. À beaucoup d'égards, Pluton est aussi « spectral » que n'importe quoi d'autre.

La pièce s'articule en cinq parties : une première toccata, antiphonie, seconde toccata (matrices de Markov) s'enroulant autour de plages plus contemplatives (« spectralisation » de sons synthétiques par le piano), séquences, une forme ouverte où le pianiste engendre le « texte » produit par la machine, la qualité des sons produits, et les modes de transformation qui leur sont appliqués, modulations, un développement des plages contemplatives de l'antiphonie, variations, une amplification de la première toccata où l'ordinateur déploie des arpèges d'accords et des arpèges à partir des figures du piano.

L'ensemble des problèmes de détection, d'engendrement et de contrôle est effectué par le programme Max, mis au point par Miller Puckette à l'Ircam. L'écriture du programme et celle de la partition ont été exactement contemporaines, chacune bénéficiant de l'autre et tentant de dépasser les solutions que nous avions adoptées pour Jupiter. Cort Lippe s'est plus particulièrement chargé de la programmation de la Station d'informatique musicale, ainsi que de la mise au point des programmes de contrôle. Qu'ils soient ici remerciés, ainsi qu'Ichiro Nodaïra, le premier interprète de l'œuvre, pour leur aide et leur réel engagement dans cette production.

Philippe Manoury, Les Cahiers de l'Ircam, coll. Compositeurs d'Aujourd'hui n° 8, Paris, 1995.
© Ircam-Centre Pompidou 1995