Frédéric Durieux (1959)

Là, au-delà (1990 -1991)

pour 26 instrumentistes

  • Informations générales
    • Date de composition : 1990 - 1991
      Dates de révision : 1992
    • Durée : 23 mn
    • Éditeur : Jobert, Paris, anciennement éditions Henry Lemoine
    • Opus : 10
    • Commande : Ensemble intercontemporain et fondation Crédit Lyonnais
    • Dédicace : à André Boucourechliev
Effectif détaillé
  • 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 trompettes, 2 trombones, 3 percussionnistes, 1 harpe, 1 piano, 1 clavier électronique/MIDI/synthétiseur, 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse

Information sur la création

  • Date : 26 avril 1991
    Lieu :

    Paris, théâtre du Châtelet


    Interprètes :

    l'Ensemble intercontemporain, direction : Pierre Boulez.

  • Date : décembre 1993
    Lieu :

    Paris, Ircam, Espace de projection


    Interprètes :

    l'Ensemble intercontemporain, direction : David Robertson.

Observations

Enregistrement : CD monographique IRCAM/Adès-MFA; Ensemble intercontemporain, direction David Robertson.

Note de programme

La perception dans le langage musical d'aujourd'hui est certainement l'un des enjeux primordiaux qui se pose à notre génération de compositeurs. Quelles que soient nos esthétiques, il me semble que nous nous situons tous en fonction de cette problématique : soit l'on considère l'écriture comme moyen de perception, soit cette dernière découle de l'écrit. Cette simple alternative peut paraître bien triviale ou simpliste puisque le compositeur est censé écrire ce qu'il entend « intérieurement » (et chacun de se remémorer Beethoven, créateur d'inouïs dans la surdité) ; l'œuvre est-elle une transcription d'un état quasi idéal que l'on (re)découvre ou l'écrit est-il le support par lequel se révèle un état inventé ? Quelle est la part d'une intuition qui nous impose ses exigences et celle d'un processus qui dicte ses nécessités absolues ? Je pense que l'oeuvre est un dédale dont l'écrit est le fil d'Ariane fragile, un équilibre précaire entre une série d'intuitions qui peuvent amener l'entropie et des processus qui n'ont que faire de l'écoute.

Lors de la composition de Là, Au-delà, toutes ces questions se sont posées avec plus d'urgence qu'à l'accoutumée. D'une part, parce que j'avais eu l'intuition de la forme globale et qu'il me fallait la redécouvrir et la reconstituer, d'autre part parce que mon travail m'a amené au fil des ans à rechercher une dialectique des développements qui tiennent compte de l'instant et de l'ensemble. Aussi, j'ai divisé l'élaboration en deux temps, dont le premier a été la composition d'une pièce restreinte dans la durée et les proportions (Marges III, pour hautbois solo et 13 instrumentistes), le second, une fois le potentiel du matériau mieux cerné, étant la composition de Là, Au-delà. Il m'a été ainsi plus aisé de me concentrer sur les questions de formes et d'articulations.

L'œuvre se divise en panneaux de durées inégales qui apparaissent et reviennent sans cesse, ces portions de temps ont chacune un profil qui les caractérise comme un code génétique. Par exemple, un tempo vif sera reconnaissable par tel type d'écriture harmonique et rythmique, un tempo lent sera plutôt une hétérophonie déduite d'une ligne principale. Chaque panneau a donc ses propres structures harmoniques, rythmiques, de timbre et de figuration qui ne sont ni statiques ni imperméables, car tous les paramètres d'écriture peuvent passer d'un segment à l'autre et être transformés selon les nécessités.

Ces thématiques structurelles sont un ensemble d'états soumis à une conduite discontinue, d'apparitions tantôt fugaces, tantôt insistantes ; autant de visions sonores, de traits suggérés ou marqués qui se forment, se déforment et se reforment à nouveau, frappent notre mémoire et aussitôt la brouillent. Ces cristallisations d'idées insistantes et non linéaires sont un ensemble de métamorphoses et d'obsessions toujours renouvelées ; il n'y a ni état initial ni développements puisque le réseau des schèmes constituants est dans la forme et hors d'elle.

Ces données expliquent le titre de l'œuvre : symbolise la présence de l'événement local et le temps éphémère qui se déroule inexorablement ; Au-delà la perception globale et mémorielle qui, hors temps, essaie de retracer et reconstituer le chemin parcouru. De même, correspond à l'écoute analytique qui dissocie les éléments ; Au-delà est plus lié à une préhension de textures sonores complexes non indivisibles.

L'œuvre, musicale ou autre, est pour moi cet aller et retour du discernable et de son contraire, ce labyrinthe qui nous conduit tout en nous perdant et nous amène finalement, entre désir et plaisir, à prendre conscience de la multiplicité. Le but n'est pas l'objet fini mais un potentiel d'émerveillements pleins et énigmatiques qu'une seule lecture/écoute ne peut épuiser. Relire l'œuvre, la réécouter c'est en définitive nous déchiffrer à nouveau pour un élargissement de notre entendement sensible et mental. C'est pourquoi je conclurai par cette phrase de Roland Barthes : « (l'écoute) Est finalement un petit théâtre où s'affrontent ces deux déités modernes ; l'une mauvaise et l'autre bonne : le pouvoir et le désir. »

Là, Au-delà est dédié à André Boucourechliev, ce qui explique les nombreux si bémol (B, en allemand) qui reviennent inlassablement. Tout le matériau harmonique a été déduit des lettres de ses nom et prénom. Cette dédicace que je rends publique est un hommage à l'une des sentinelles les plus vigilantes du monde musical. Que ce soit par ses œuvres et ses écrits, André Boucourechliev est une des consciences essentielles de ces dernières décennies ; il nous apprend à décrypter les signaux divergents qui viennent de toutes parts et de toutes périodes afin de nous rendre plus lucides. J'espère que l'œuvre sera à la hauteur des qualités humaines, morales et intellectuelles du dédicataire.

Frédéric Durieux .