Marc-André Dalbavie (1961)

Seuils (1991 -1993)

pour soprano, ensemble et électronique

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 1991 - 1993
    • Durée : 45 mn
    • Éditeur : Jobert, Paris
    • Cycle : Logos II
    • Commande : Association des amis du Centre Georges-Pompidou pour l'Ircam
    • Livret (détail, auteur) :

      Guy Lelong

Effectif détaillé
  • soliste : soprano solo
  • 2 flûtes, 2 hautbois, 3 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, 2 trombones, tuba, 2 percussionnistes [ou 3] , harpe, 2 pianos, 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, contrebasse

Information sur la création

  • Date : 18 mai 1992
    Lieu :

    Paris, Centre Georges-Pompidou, Grande salle


    Interprètes :

    Agnès Heidmann : soprano, Ensemble intercontemporain, direction : Frédéric Chaslin.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Jan Vandenheede
Dispositif électronique : dispositif électronique non spécifié

Note de programme

Seuils comporte sept mouvements, dont six sont chantés, et leurs durées, très variables (respectivement environ 15'30, 3', 4'30, 40», 8'30, 2'30 et 10), produisent, dans leur succession, une rythmique à l'échelle de l'œuvre entière. Si l'on ne tient pas compte des mouvements 2 et 4 extrêmement brefs, les durées des mouvements se correspondent symétriquement, les deux plus longs étant effet placés aux deux extrêmes (1 et 7), tandis que les 3 et 6, plus courts, encadrent le cinquième qui fait figure de pivot. Quant aux deux très brefs mouvements, ils se contentent de déployer linéairement un ou deux « processus » entendus auparavant dans l'œuvre, autrement dit exposent le principe compositionnel utilisé dans Seuils.

Le terme « processus », cher à la musique spectrale, désigne un développement temporel du phénomène musical permettant de passer, de façon continue et perceptible, d'un état caractérisé de la matière sonore à un autre (par exemple, d'un accord à un timbre ou d'une figure rythmique à une autre), et ces enchaînements linéaires doivent marquer sur leur parcours autant d'étapes que nécessaires, correspondant à autant de « seuils » perceptifs. Les divers traitements auxquels ces processus sont soumis dans Seuils témoignent d'une grande inventivité.

Les processus de Seuils sont d'abord variables en étendue, évoluant d'un bout à l'autre de la partition ou n'agissant, au contraire, que localement, en investissant un seul des sept mouvements.Ils sont ensuite généralement superposés les uns aux autres, ce qui permet au parcours musical d'intégrer des agencements polyphoniques ou hétérophoniques, tout en passant de l'un de ces processus à un autre selon des principes articulatoires variés allant de la rupture franche à la transition continue.

Ils sont en outre plus ou moins identifiables en fonction de leur degré de prégnance perceptive ; les processus peu identifiables, ou neutres, participent surtout aux parcours temporels alors que les processus fortement identifiables, ou caractérisés, se perçoivent comme des figures ; de plus, l'électronique est en mesure de faire évoluer un processus fuyant en un processus prégnant grâce à la fusion des paramètres qu'il est possible d'obtenir avec la synthèse numérique. Bien plus, dès lors qu'ils réapparaissent d'un mouvement à un autre, les processus caractérisés peuvent être mémorisés ; autrement dit, ils peuvent acquérir, en plus de leur fonction propre qu'ils conservent, un statut d'objet sonore reconnaissable en tant que tel, et, dans ce cas, leur évolution n'apparaît plus comme une transition simple mais comme une véritable métamorphose. Mieux, cette modification d'un processus en objet sonore correspond au franchissement d'un nouveau «seuil» perceptif. Ainsi, la figure rythmique récurrente de l'écho, qui joue ce rôle au point d'acquérir une fonction quasi thématique, dérive en fait d'une simple pulsation régulière.

Enfin, les processus et objets sonores de Seuils sont déterminés par les sonorités du matériau utilisé, tant instrumental que vocal. Instrumental d'abord, et ce sont les caractéristiques sonores de l'alto, du piano, de la harpe, du gong, de la cloche et de la contrebasse qui ont été modélisées. Vocal ensuite, et ce sont les caractéristiques acoustiques de la langue française qui ont été prises en compte ; aussi certains enchaînements harmoniques et mélodiques joués par l'orchestre peuvent-ils rappeller les successions de voyelles offertes par le texte, et cette similitude est à la base du principe d'intégration textuelle à l'œuvre dans Seuils.

La partie électronique de Seuils, élaborée avec l'assistance de Jan Vandenheede, a été établie à partir du programme de synthèse Chant, conçu à l'Ircam dans le but initial de synthétiser la voix. L'électronique – dont la fusion avec le domaine instrumental est assurée par un système harmonique fondé sur les micro-intervalles – a ici notamment permis de construire des transitions continues entre matériau vocal et matériau orchestral. Ajoutons que les sons calculés dans cet environnement sont stockés sur disques durs, si bien que, lors de l'exécution en concert, un instrumentiste peut les appeller directement grâce à la technique du « direct-to-disk », ce qui élimine les contraintes de fixité temporelle liée à l'emploi de la bande magnétique.

Quant au dispositif de spatialisation quadriphonique, il a principalement pour fonction de faire se déplacer dans l'espace les multiples transformations sonores offertes par Seuils. Il parvient ainsi à relier l'espace acoustique virtuel, diffusé par haut-parleurs dans la salle, à l'espace réel, tant instrumental que vocal, situé sur la scène. Cette écriture de l'espace permet en outre à l'auditeur de mieux mémoriser l'ensemble des processus musicaux, car un comportement particulier de l'espace a été affecté à chacun d'eux. La version discographique ici proposée de Seuils respecte ces effets d'espace, car l'enregistrement a bénéficié du Spatialisateur (logiciel Spat®) Espaces Nouveaux/Ircam, capable, entre autres, de simuler un espace sonore à trois dimensions sur une chaîne stéréophonique usuelle.

En raison de sa très forte prégnance perceptuelle, la voix est l'instrument mélodique dont le timbre est le plus immédiatement identifiable, le plus facilement mémorisable. Autrement dit, le timbre vocal a dans Seuils presque le rôle d'un objet sonore. Mais outre cette fonction quasi thématique, la voix est également liée à la notion de processus, ainsi qu'à l'électronique et à la spatialisation. Ainsi, dans le premier mouvement, la voix oscille d'abord entre deux processus hétérophoniques, ce qui lui confère un profil « en dents de scie », et cette ligne brisée s'assouplit progressivement pour se transformer en mélodie. De même, la figure rythmique de l'écho façonne l'évolution du traitement vocal sur une grande partie de l'œuvre. A la fin du troisième mouvement d'abord, la voix est effectivement prolongée par des échos grâce à un dispositif de spatialisation numérique ; puis avec le cinquième mouvement, la ligne vocale est graduellement contaminée par cette figure ryhmique répétitive, si bien que dans le mouvement suivant, qui n'utilise ni l'électronique ni la spatialisation, c'est l'écriture vocale elle-même qui simule cet écho, auparavant réalisé par des moyens technologiques. Progressivement intégré à l'écriture vocale, l'écho est donc devenu fictif...

Quant au bref texte que j'ai spécialement écrit pour cette œuvre de Marc-André Dalbavie, je l'ai conçu par rapport aux principes de la musique elle-même, afin qu'il puisse s'intégrer à son déroulement :

Simple espace sonore qu'un seuil élucideen vouant son rôle aux mots ou au souffle,la voix offre un jeu des plus fictifs qui,gagnant l'entente qu'on prône autour,intègre la parole qu'un degré ultime duplique.

D'une part, les sonorités des cinq vers qui composent ce texte respectent l'une ou l'autre de ces deux suites prédéterminées de voyelles : [in, è, a, o (de or), un, e/eu, é, u, i] pour les vers impairs, [â, an, on, ô, ou] pour les vers pairs. Ces deux séquences se réfèrent chacune à un enchaînement harmonique élaboré à partir de leur analyse acoustique et la succession qu'elles présentent, affiche, dans les deux cas, une évolution sonore relativement continue. De plus, l'apparition des consonnes sur l'ensemble du texte respecte tendanciellement un ordre [s, ch, f, z, j, v, d, b, t, p, g, k] qui, là aussi, parcourt la matière verbale de façon plus ou moins continue, depuis le groupe des sifflantes et chuintantes (assimilables aux sons soufflés et tenus des instruments ou de la voix) jusqu'aux occlusives vélaires (assimilables aux sons percussifs). Autrement dit, le texte de Seuils, parce qu'il observe les mêmes principes évolutifs que la musique, doit pouvoir s'intégrer à elle. Il devient même envisageable de faire évoluer le comportement d'un objet sonore, de manière continue et perceptible, depuis tel état « purement » musical jusqu'à telle suite donnée de syllabes, et le processus permettant cette transition rencontrera nécessairement, sur son trajet, un « seuil sémantique » correspondant à l'émergence du sens au sein de la masse sonore.

D'autre part, le sens du texte a été établi de façon qu'il puisse non seulement renvoyer à la situation générale de l'œuvre mais encore décrire certains fonctionnements musicaux, que ceux-ci aient été prévus avant l'établissement du texte ou soient au contraire suscités par le sens obtenu dans le respect des sonorités imposées. Plus précisément, chacun des cinq mouvements de l'œuvre, où le texte intervient, exploite musicalement l'une des idées offertes par tel ou tel de ses groupes de mots. Ainsi, dans le premier, le fragment « intègre la parole » permet au texte de faire son entrée, tandis qu'un peu plus loin la voyelle finale a de la formule « intègre l'espace » est prolongée par une tenue spatialisée de la masse sonore, et qu'immédiatement après, le fragment « qu'un seuil élucide », chanté a capella, correspond à un éclaircissement soudain de la masse orchestrale. De même, à la toute fin du troisième mouvement, les variations construites autour du fragment chuchoté « seuil qu'un degré ultime duplique » sont effectivement dupliquées à l'aide d'une chambre d'écho numérique. Et le cinquième, qui enchaîne les groupes « la voix », « la parole » et « aux mots ou au souffle », évolue parallèlement à travers plusieurs types d'émission vocale, depuis les vocalises jusqu'au souffle en passant par le chanté syllabique. Ainsi conçu comme reflet de son propre contexte, le texte de Seuils doit donc pouvoir s'intégrer au déroulement de la musique, tout en autorisant la nomination de certains fonctionnements musicaux, au moment même où ils se produisent.

Guy Lelong.

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