George Benjamin (1960)

Three Inventions for Chamber Orchestra (1993 -1995)

pour vingt-quatre instrumentistes

  • Informations générales
    • Date de composition : 1993 - 1995
    • Durée : 15 mn
    • Éditeur : Faber Music, London
    • Commande : Betty Freeman pour le 75e Festival de Salzbourg
    • Dédicace : In memory of Olivier Messiaen
Effectif détaillé
  • 2 flûtes (aussi 2 flûtes piccolos, 1 flûte alto), 1 hautbois (aussi 1 cor anglais), 2 clarinettes (aussi 1 clarinette basse), 1 clarinette basse (aussi 1 clarinette contrebasse), 1 basson (aussi 1 contrebasson), 2 cors, 1 trompette (aussi 1 bugle, 1 trompette piccolo), 1 trombone (aussi 1 euphonium), 2 percussionnistes, 1 harpe, 1 piano (aussi 1 célesta), 3 violons (aussi 1 alto), 2 altos, 2 violoncelles, 2 contrebasses

Information sur la création

  • Date : 27 juillet 1995
    Lieu :

    Festival de Salzbourg, Mozarteum, Salzbourg


    Interprètes :

    Ensemble Modern, direction : George Benjamin

Observations

Écouter l'enregistrement du concert du 4 juin 2005 au Centre Pompidou : https://medias.ircam.fr/xdfd1a4_three-inventions-for-chamber-orchestra-geo

Note de programme

Three Inventions, créée sous la direction du compositeur en juillet 1995 à Salzbourg, fait appel à un ensemble renforcé par rapport à celui de son œuvre d’ensemble précédente, At First Light : sept instruments à vents, quatre cuivres, harpe, piano et deux percussions, neuf cordes. On pourrait penser qu'en passant de quatorze à vingt-quatre musiciens, Benjamin ait cherché à donner au son une plus grande ampleur. Mais les Three Inventions diffèrent d'At First Light dans le sens où le compositeur, après Sudden Time, ne cherche plus la fusion sonore, l'effet de masses colorées, une harmonie-timbre sensuelle, mais travaille sur la superposition de couches sonores qui interagissent ensemble : la sonorité n'est pas posée en tant que telle, elle provient de l'écriture, et plus particulièrement de suites mélodiques qui sont organisées polyphoniquement et forment des harmonies tantôt latentes, tantôt manifestes. Benjamin a lui-même décrit ce processus en parlant de la troisième invention : « chaque instrumentiste a une ligne singulière, soutenue "derrière" par un élément musical qu'on pourrait assimiler à une "basse fondamental" virtuelle. [...] Grâce à Bach, j'ai pu essayer d'"emprisonner" mes lignes au sein d'une harmonie et de "liquidifier" cette dernière dans le but d'écrire des lignes, en somme à obtenir une symbiose entre ces deux dimensions. » (p. 22) Le plus surprenant tient peut-être à la structure diatonique de ces mélodies, incluant la gamme par tons, les rapports de quarte ou les sucessions de tierces, et dans lesquelles les relations d'octave, prohibées par les sériels, tiennent une place importante. Il en résulte, au début de l'œuvre, une couleur claire, presque blanche, une sensation de légèreté et de sérénité renforcée par l'écriture en sons piqués et par l'instrumentation choisie (piano solo, harpe, vibraphones, pizzicatos de cordes). Les figurations qui apparaissent progressivement élargissent cette texture fragile, mais au moment où la musique semble devoir changer de caractère par leur accumulation même, le bugle développe un grand solo où les notes diatoniques du début sont reprises, distribuées différemment. Toute l'œuvre va jouer sur ces métamorphoses de la structure initiale, présentée tantôt comme un écheveau de notes déployées dans l'espace sans profil rythmique particulier, tantôt comme de véritables mouvements mélodiques ayant un profil plus accusé (dans les deux cas, les retours sur soi de la ligne créent le sentiment d'une polyphonie latente). De même, on retrouvera dans les deux mouvements suivants cette progression par paliers qui place l'auditeur en attente d'une mutation, d'un événement exceptionnel. Dans le deuxième mouvement, qui commence avec un solo de cor anglais ornementé, une musique nerveuse et pulsée débouche sur une écriture de grande guitare aux cordes et une montée dramatique faite de couches indépendantes qui s'additionnent les unes aux autres jusqu'à un solo jubilatoire de la clarinette qui rétablit une certaine unité. L'écriture sèche de cette danse imaginaire peut apparaître comme une réinterprétation de la sonorité ponctuelle du début de l'œuvre, Benjamin jouant sur des réitérations transformées, aussi bien dans la structure de ses lignes individuelles que dans le développement de la forme. À la sonorité sombre et dépressive du début de la troisième pièce (contrebasson mélodique, trombone et cordes graves descendantes, sonorités de gong renforcées, comme un glas), on comprend que l'œuvre a été pensée comme une progression dramatique par degrés, et que la deuxième partie a pour fonction de mener au seuil d'un nouvel état de la matière et de l'expression. Les trois pièces sont d'ailleurs de longueur croissante, comme pour confirmer l'idée que c'est le finale qui donne sens à l'œuvre dans son entier. La troisième pièce reprend l'idée d'une accélération et d'une tension croissante, mais l'événement attendu, le passage à une autre dimension, s'apparente ici à une catastrophe. Si les structures diatoniques sont encore présentes, c'est en arrière-plan des figures et des textures, le devant de la scène étant occupé par les traits rapides des cordes, plus chromatiques, véritable coulée de lave, flux intérieur mystérieux et menaçant au travers duquel se dégage une harmonie déchirante qui apparaît pleinement dans de larges accords. Il faudrait une description détaillée pour rendre compte de la densité formelle et expressive de cette pièce, construite de façon implacable, voire insoutenable, comme une montée en plusieurs étapes jusqu'à une fin apocalyptique : un coup brutal des deux bass-drums graves, entendus de façon prémonitoire deux fois auparavant. Il y a là une puissance d'expression noire qui tend constamment aux limites, une forme d'expressionnisme où resurgissent certains climats de Ringed by the Flat Horizon, comme si la texture polyphonique, soumise à une pression extrême, et tout à la fois contrainte par sa propre loi interne dans l'esprit d'une chaconne diabolique, parvenait par paliers successifs au bord de l'implosion. On s'étonne qu'une telle progression dans le son et dans l'expression fût possible avec un ensemble si réduit, et dans un temps si bref. Mais cela provient aussi des moments contrastants, parmi lesquels une page d'une beauté irridescente, confiée aux cordes, avant la dernière montée dramatique : vision d'un monde transcendant où le violon solo lance des tierces lyriques jusqu'à un ciel profane, sur fond d'harmoniques, atteignant un au-delà sensible qui tient de son caractère éphémère toute sa force d'expression. Le plus surprenant, lorsqu'on écoute cette œuvre à plusieurs reprises, c'est la palette de couleurs et de caractères réalisées au travers d'une constante clarté d'écriture, chaque note, chaque inflexion, jusqu'aux moindres nuances, s'entendant distinctement. Que cette clarté réfracte un domaine sombre et dramatique, exploré dans cette pièce visionnaire à un point rarement atteint, comme si le compositeur voulait se protéger de son emprise, laisse penser qu'elle est moins un classicisme, comme on l'a dit parfois, qu'une lutte acharnée contre le chaos qui la menace, contre les paralysies d'un bonheur inaccessible, ce qui expliquerait la lenteur d'élaboration des œuvres, la difficulté d'une victoire jamais assurée sur les forces obscures et les idéalisations extrêmes, mais aussi, l'affirmation de celle-ci dans la forme même. De là peut-être la beauté cruelle qui se dégage des pièces, et notamment de ce final de Three Inventions, l'équilibre rare entre une maîtrise absolue, une rigueur sans faille, et un contenu d'une extrême violence intérieure, où sourd une force quasi destructrice. Les Three Inventions sont une pièce maîtresse du compositeur, et dans l'ampleur de son parcours — ce passage imprévisible de la candeur initiale au dramatisme de la fin —, comme l'une de ses plus grandes réussites, le portrait le plus profond de l'homme et du compositeur.

Philippe Albéra