Georg Friedrich Haas (1953)

in vain (2000)

pour 24 instruments

  • Informations générales
    • Date de composition : 2000
    • Durée : 1 h 10 mn
    • Éditeur : Universal Edition, nº UE 31835
    • Commande : WDR
    • Dédicace : à Sylvain Cambreling
Effectif détaillé
  • 2 flûtes (aussi 2 flûtes piccolos, 1 flûte basse), 1 hautbois, 2 clarinettes (aussi 1 clarinette basse), 1 saxophone soprano (aussi 1 saxophone ténor), 1 basson, 2 cors, 2 trombones, 2 percussionnistes, 1 harpe, 1 accordéon, 1 piano, 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse

Information sur la création

  • Date : 29 octobre 2000
    Lieu :

    Allemagne, Cologne, Maison de la Radio de la Wallrafplatz


    Interprètes :

    Klangforum Wien, direction : Sylvain Cambreling.

Observations

avec réalisation visuelle (régie lumières)

Note de programme

Les lignes mélodiques, les trames de hauteurs de sons bien tempérées et la mesure des degrés accentués sont à l’audition de la musique ce que représentent la rampe, la main-courante, la hauteur et l’ordonnancement des marches, lorsqu’il s’agit de monter un escalier. Un escalier normalisé libère de l’obligation de réfléchir aux mouvements de la marche ; les proportions habituelles de hauteur du son et de tempo dans la musique ne sont pas destinées à attirer l’attention sur leur qualité intrinsèque. Habituellement, la pulsation régulière et la division dodécaphonique de l’octave du piano sont aussi peu ressenties comme quelque chose d’exceptionnel que le sont les sièges dans une salle de concert, ou bien les projecteurs au-dessus de la scène.

Au demeurant, pour aborder in vain, on peut commencer d’emblée par les projecteurs. L’intensité lumineuse dans la salle de concert est préconisée dans la partition et va de « l’éclairage de concert pour le podium et les pupitres » à l’obscurité complète. C’est notamment la musique devant être jouée dans le noir (conformément aux indications contenues dans la partition) qui met non seulement le public et les interprètes dans une situation inhabituelle, mais aussi et avant tout le compositeur : car, en premier lieu, les voix doivent pouvoir être apprises relativement facilement par cœur, en second lieu, tout ce qui est joué doit être contrôlable à l’oreille, et en dernier lieu, il est vain d’attendre d’un chef d’orchestre qu’il remplisse les tâches qui lui sont habituellement imparties. Quand la lumière s’éteint progressivement, quelques minutes après le commencement de in vain, les lignes musicales descendantes du début, rapides et entrelacées, s’estompent pour disparaître ; ne demeurent alors que des sons tenus, feutrés, qui s’évitent les uns les autres en quarts de tons. En outre, ce singulier « timbre sans luminosité » n’est pas seulement reconnaissable à l’écoute du compactdisc, il est même théoriquement plus facile de reproduire dans l’obscurité d’une salle de séjour que dans une salle de concert pourvue d’un éclairage de secours. La musique plonge dans une nuit complète, pose de nouveaux jalons, elle évolue à tâtons.

« Il n’existe pas de tradition de la microtonalité dans la musique. Jusqu’à une époque tardive du XXe siècle, tous les compositeurs qui composaient de manière microtonale ont été obligés de partir de zéro. De nos jours encore, l’utilisation de microtons est considérée comme inhabituelle. On est contraint de justifier l’emploi de sons étrangers au système tempéré. » (Haas)

Ce caractère inaccoutumé est souvent le point de départ des compositions de Georg Friedrich Haas. Il ne prétend en rien réinventer la microtonalité, bien au contraire : il glisse dans son processus de composition les expériences des concepts liés à l’harmonie (au demeurant fort différents) de compositeurs comme Alois Hába, Ivan Wyschnegradsky, Giacinto Scelsi, James Tenney et Harry Partch. Pour Haas, il n’y va pas non plus de « l’amélioration » du système tempéré, qui aurait pour but le timbre manifestement harmonieux de « l’intonation juste ». Souvent, ce sont justement les différences entre l’habituel et le possible que sa musique rend audibles, elle extrait ce qui est enseveli sous les strates de l’habitude acoustique pour en faire le point de convergence de l’attention. Avec son absence de mélodies au sens commun, sa rythmique se réduisant à des accélérations et ralentissements, sa limitation à peu de notes et d’articulations, le réductionnisme sensible à l’oreille qui caractérise la musique de Georg Friedrich Haas renvoie les auditeurs presque infailliblement au son et à la forme, rend les harmoniques à nouveau perceptibles.

Quelques exemples d’utilisation de microtons dans l’œuvre in vain : des harmoniques aigus isolés s’introduisent de manière presque imperceptible dans l’intonation tempérée et « normale » qu’on trouve au début ; plus leur densité augmente pour former des spectres sonores, plus on assiste à l’émergence des séries harmoniques naturelles avec leurs intervalles diminuant à mesure que croît la hauteur, un monde opposé à celui du tempérament égal divisé en demi-tons égaux. Comme dans le Violinkonzert, ce sont là deux produits harmoniques de base qui se font front : d’une part des fragments de séries d’harmoniques, d’autre part des accords composés à partir de quartes augmentées, de quartes et de quintes au diapason du piano (comme on les trouve souvent chez Wyschnegradsky). La différence existant entre ces deux systèmes tonals s’estompe à l’issue de la seconde phase obscure, avec l’accélération renouvelée du tempo au sein de l’accroissement de la densité sonore.

C’est justement lors de la transition vers cette deuxième et dernière phase obscure que s’opèrent des combinaisons de spectres harmoniques et que se produisent des frottements sensibles. Les cors et les trombones, par exemple, jouent simultanément la tierce do dièse-mi, mais d’une part à partir du spectre harmonique du la, d’autre part à partir de celui du fa dièse, ce qui signifie dans ce cas que les deux tierces mineures ont des intervalles de grandeur différente, qu’elles s’emboîtent quasiment l’une dans l’autre avec respectivement 1/6 et 1/12 ton « d’espace » et produisent des dissonances marquées. Alors qu’Haas avait déjà utilisé une structure similaire dans Nachruf-Entgleitend... avec des sons fondamentaux transposés de manière microtonale, dans in vain, les sons fondamentaux sont empruntés au système tempéré et ne rendent ainsi audible que la microtonalité qu’il recèle.

Je répète : les lignes mélodiques, les trames de hauteurs de sons bien tempérées et la mesure des degrés accentués sont à l’écoute de la musique ce que représentent la rampe, la main-courante, la hauteur et l’ordonnancement des marches, lorsqu’il s’agit de monter un escalier. De simples dérivations par rapport à la norme, des déformations de la perspective, telles qu’on les trouve dans certains escaliers du Vatican ou bien à Odessa, suffisent déjà à susciter l’incertitude. Sur une lithographie devenue célèbre, Maurits C. Escher relie le haut au bas d’un même escalier et présente ainsi un microcosme de l’errance. Il semble d’ailleurs qu’il existe aussi une parenté étymologique entre les curieux dessins d’Escher et in vain : la vanité (lat. « vanitas ») était le nom donné à une certaine forme de nature morte dans les Beaux-Arts. Dans in vain (mot anglais pour « en vain »), on trouve ces spirales trompeuses à maints égards. Jusque dans des détails à peine perceptibles, de grandes parties de la pièce sont marquées par des suites d’harmoniques descendant « à l’infini », imbriquées les unes dans les autres. Vers la fin de l’œuvre, un vaste accelerando ramène à lui-même. Le principe formel de l’œuvre in vain se compose de processus étendus et vastes avec des métamorphoses progressives, de spirales trompeuses en formation (aussi bien au niveau de l’organisation des sons que de la structuration temporelle), ainsi que du « retour à des situations que l’on croyait surmontées » (Haas).

L’expérience d’écoute du son dans sa totalité est cruciale pour Haas : « Je me fie aussi peu aux analyses du son qu’aux tables de progression arithmétique », dit-il, le regard posé sur les analyses détaillées des sons réels, effectuées à l’ordinateur, telles qu’on les trouve au début de la musique de Gérard Grisey et Tristan Murail, qui a elle aussi recours aux spectres d’harmoniques. Georg Friedrich Haas a tout de même une prédilection pour les nombres : le symbolisme implicite des nombres s’étend dans la pièce in vain jusqu’à la relation existant dans la distribution instrumentale (vingt-quatre instruments dans l’obscurité, plus un chef d’orchestre dans la lumière), jusqu’à l’intervalle microtonal 24:25. Cependant, au-delà de toute construction, Georg Friedrich Haas cultive plutôt l’idéal formel d’Alois Hába, « le libre vagabondage sans cohésion thématique ». Et s’il s’agit de remonter aux sources des séries d’harmoniques, ce n’est pas à des contemporains comme Tristan Murail que nous renvoie Haas, mais bien aux perpétuels accords de septième de Franz Schubert.

Bernhard Günther, programme Agora 2008.