Brice Pauset (1965)

Opera Bianca (1997)

installation sonore mobile, pour soprano, haute-contre, violon, alto et dispositif électronique

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 1997
    • Vidéo, installation (détail, auteur) : conception de l'installation : Gilles Touyard
    • Durée : 60 mn
    • Éditeur : partition retirée du catalogue
    • Commande : Ircam et Centre Georges Pompidou pour la composition musicale, Caisse des Dépôts et Consignations pour l'œuvre plastique.
    • Livret (détail, auteur) :

      Michel Houellebecq

Effectif détaillé
  • 1 soprano solo, 1 contre-ténor solo, 1 violon, 1 alto

Information sur la création

  • Date : 10 septembre 1997
    Lieu :

    Paris, Centre Georges Pompidou


    Interprètes :

    Valérie Philippin : soprano, Jean Nirouët : haute-contre, Nicolas Miribel : violon et Pascal Robault : alto, direction : Brice Pauset.

Information sur l'électronique
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Eric Daubresse
Dispositif électronique : dispositif électronique non spécifié

Observations

Conception de l'installation : Gilles Touyard, costumes : François Tomsu et Gilles Touyard, Réalisation infographique : Mikaël Simansky.

Écouter l’enregistrement du concert du 20 septembre 1997 au Centre Georges Pompidou : https://medias.ircam.fr/xfb043e_opera-bianca-brice-pauset 

Note de programme

Comme le dit une des voix d’Opera Bianca, « nous supposons l’existence d’un observateur »…
(Il s’agirait donc dans ces notes de tenir compte de ce qui, dans Opera Bianca, met en jeu de manière inédite la question de l’observation – et de son impossibilité en toute rigueur. Disons pour l’instant qu’une écriture parfaitement blanche, ce serait l’impossible même, comme figure de l’observation adéquate à son objet, s’effaçant sans reste dans sa pure visée.)

*

Supposons.
Opera Bianca, c’est d’abord une « installation mobile et sonore » conçue par le plasticien Gilles Touyard :

« L’idée première, dit-il, était cet éblouissement, cette prolifération des formes sur les rétines, comme lorsqu’on a regardé le soleil. Des images qui sont des formes de transition entre une matière physique et une matière mentale. Ce visuel, qui se veut une présence dématérialisée, la musique le modèle. »

Il y aura donc sept objets blancs aux volumes simples (on dirait un bureau, un lit…), avec un livret de Michel Houellebecq et une musique de Brice Pauset, pour sons de synthèse, instruments et voix. Telle sera la triple signature d’une œuvre dite « de collaboration ».
Comme l’est, exemplairement, tout opéra. Seulement, en promettant un opéra, le titre (Opera Bianca) ne promet rien :

« Le trouble, explique Gilles Touyard, provient du fait qu’on peut s’attendre à un véritable opéra, et de fait, tous les ingrédients de l’opéra sont présents, mais c’est dans le même temps un anti-opéra, parce qu’il ne s’agit aucunement d’une forme narrative, qu’il n’a ni début ni fin… »

Et quant à l’adjectif bianca, il efface encore ce qui pourrait rester d’organisation hiérarchique des arts dans l’idée (aussi lointaine soit-elle) d’opéra : « “Bianca”, poursuit en effet Gilles Touyard, cela désigne la carte blanche à d’autres artistes. » De fait, comme me le disait Brice Pauset, une des images obsédantes concernant l’aspect proprement collaboratif d’Opera Bianca fut celle d’un « palimpseste écrit à l’encre sympathique ». Une écriture en surcharges, donc, une écriture par couches additives, certes, mais sans ratures, c’est-à-dire sans que cela se voie. L’impossible : un palimpseste blanc, comme pour mieux garder, dit encore Brice Pauset, « le secret du travail de chacun ».

*

La question qui ouvre le livret d’Opera Bianca (« Quel est le plus petit élément d’une société humaine ? ») fait écho à un autre blanc : le blanc comme cette « matière fluide » dont parle Gilles Touyard, et dont « la définition se rapporterait plutôt à la physique quantique, lorsque quelque chose n’a pas de matérialité précise mais se réalise dans l’observation ». En effet, non seulement le texte de Michel Houellebecq file ouvertement la métaphore de la mécanique quantique, mais celle-ci informe aussi, jusqu’à un certain point, les objets plastiques et la musique. Ainsi que leurs influences réciproques.

L’installation (qu’elle soit ou non donnée en version de concert) vit au rythme des alternances jour-nuit. Avec les phases diurnes, les objets sont pris « dans un figement quasi minéral ». Cloués au sol (lui aussi blanc) par « l’écrasante lumière qui les inonde ». On n’entend que des sons de synthèse (par filtrages d’un bruit blanc). Dans les phases nocturnes, en revanche, surgissent des fragments instrumentaux, vocaux ou mixtes. Il y en a douze, dans un ordre toujours renouvelé. Et au cours de ces nuits, les objets s’avèrent mobiles, dessinant une « chorégraphie aléatoire » et formant des taches en mouvement (leurs pigments phosphorescents restituent sous forme de lumière les quanta d’énergie emmagasinés pendant la phase diurne).

Les objets, ici, s’observent les uns les autres, tout en suivant des prescriptions issues de la musique qui, elle-même, tient compte de leurs observations. Ainsi, divers paramètres réglant la synthèse sonore (hauteur ou durée de lecture d’un échantillon, par exemple) peuvent se mettre à régir l’« instinct » des objets, leur degré d’attraction mutuelle, selon des algorithmes décrivant le mouvement des boules de billard. Ou encore leur angle de vue, la manière qu’ils ont de s’éviter. Et réciproquement, la prise en compte des coordonnées décrivant la position des objets influe sur les timbres de synthèse, sur leur plus ou moins grande distance d’avec le monde instrumental ou vocal.

*

« Sable, sale, seconde, séduction, seigneur, semaine… »
À la lettre S, la liste est encore longue de ces mots dont Brice Pauset a patiemment relevé toutes les occurrences dans le texte de Michel Houellebecq. Comme si, dans son Journal de travail, le compositeur voulait dresser une cartographie exhaustive des phrases, pour y greffer avec plus d’assurance des « figures ». Des constellations de notes, de rythmes et d’articulations dynamiques qui s’inscrivent volontiers dans la tradition du madrigalisme baroque, comme lorsque le mot « souvenir » se traduit par une reprise textuelle (da capo) de la mesure précédente.

De ce que le Journal appelle l’« analyse générale du texte », de cette recension de toutes les « récurrences » lexicales du livret de Michel Houellebecq, Brice Pauset tire en effet des conséquences qu’il nomme « rhétoriques » : « C’est à partir de ces liaisons entre fragments et de ces récurrences internes que sera élaboré l’arsenal rhétorique », écrit-il. Dans cet arsenal, observons d’un peu plus près ce qui arrive à trois mots : lumière, monde et fin.

Le mot « lumière », s’il n’est pas le plus fréquent dans le livret, porte pourtant la charge du projet d’ensemble d’Opera Bianca. Il condense, il accumule et rassemble en lui au moins deux composantes de l’œuvre : les objets plastiques de Gilles Touyard irradiant ou emmagasinant de la lumière, et les photons de cette physique quantique qui constitue l’un des registres sémantiques du livret. Le travail rhétorico-musical de Brice Pauset, quant à lui, ajoute une autre strate : la lumière, dira à sa manière la musique, c’est aussi une certaine forme d’évidence. Non pas, toutefois, l’évidence aveuglante du visible, mais une évidence à la fois douce et obstinée conçue sur le mode du procès plutôt que du donné. Ou encore, comme dit le Journal, une « évidenciation ».

En effet, les « figures » musicales que le compositeur associe au mot « lumière » s’expliquent elles-mêmes dans leur déploiement. Elles sont, écrit Brice Pauset, « autodidactiques » :

« Lumière. La figure est ici synonyme de structure “auto-didactique”. La procédure est relativement informelle mais doit revêtir une certaine évidence. Elle développe à chaque valeur de l’état originel de la mesure, les membres de plus en plus complets de la permutation rythmique de référence. La mention retorico doit systématiquement être portée au début de chaque passage. Les formulations doivent être très articulées, très variées en nuances, le tout dans une évolution de nuance globale et très argumentative. »

Ainsi, par le biais d’un travail rythmique qui s’explicite (se « commente » et s’« observe ») dans son mouvement même, Brice Pauset reprend à son compte des questions que le compositeur anglais Brian Ferneyhough fut sans doute le premier à formuler : comment peut-on expliquer les matériaux musicaux par des moyens musicaux ? Autrement dit : comment peut-on laisser un matériau musical s’écarter en quelque sorte de lui-même, de manière à ce qu’il puisse déployer sa propre exégèse ? C’est dans ce léger écart que s’ouvre aussi, de l’intérieur, la possibilité des « rapports », comme on dit, entre la musique et les arts plastiques ou la littérature.

*

« Monde », comme le fait apparaître l’analyse du Journal, est le substantif dont les occurrences sont les plus nombreuses (dix-sept). Et voici les instructions que le compositeur se donne pour le « figurer » (c’est-à-dire traduire en sons et en structures sonores) :

« Monde comme “totalité des choses”. Figuration sous forme d’accord sec (en général 4 notes, quelquefois 3 seulement), mfz, suivi d’un groupe mélismatique de 12 notes généralement. […] Le mélisme est basé systématiquement sur une lecture droite de la série droite toujours complète. […] Après le premier accord, la première hauteur de la série droite débute le mélisme ; dans le deuxième accord, la deuxième hauteur de la série droite, et ainsi de suite, avec utilisation circulaire de la série. »

Le monde sonore correspondant au mot « monde » sera donc circulaire. Et par métonymie, cette circularité pourrait bien décrire la rotation d’Opera Bianca, entre le visuel, le sonore et le musical. Tout tourne, tout permute, à la faveur des métaphores, des transports ou des transferts de la lumière aux mots et aux notes.

Seulement voilà : cette circularité (aussi paradoxal que cela puisse paraître) n’implique aucune clôture. Le monde d’Opera Bianca est ouvert. Non pas indéterminé — plutôt indécidable. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si, toujours dans le Journal du compositeur, on peut lire :

« Fin. Ce substantif n’a pas fait l’objet de figuration rhétorique. »

Manière économique et ramassée de dire que, dans Opera Bianca, l’observation mutuelle du textuel, du musical et du plastique ne saurait, malgré tout et au bout du compte, déboucher sur une « totalité des choses ». Comme le dit encore le haute-contre :

« La séparation du monde en objets est une projection mentale. Des phénomènes ont lieu ; un dispositif expérimental est fixé. Concernant le résultat des mesures, un accord peut se produire dans la communauté des observateurs. »

Oui : « Un accord peut se produire. » Ce que « je » (« l’observateur ») vient de souligner, c’est cette modalité du peut-être. Que l’œuvre blanche semble vouloir garder, dans son projet même, comme la promesse d’un événement d’écoute.

Peter Szendy.