Brice Pauset (1965)

Kontra-Sonate (2000)

prologue et épilogue à la Sonate en La mineur Op.42 (D.845) de Franz Schubert (programme composé), pour pianoforte

  • Informations générales
    • Date de composition : 2000
    • Durée : 19 mn
    • Éditeur : Lemoine
    • Commande : Westdeutscher Rundfunk, Cologne
Effectif détaillé
  • 1 pianoforte

Information sur la création

  • Date : 8 juin 2001
    Lieu :

    Hagen


    Interprètes :

    Andreas Staier

Observations

Écouter l’enregistrement du concert du 10 juin 2001 à l'Ircam : https://medias.ircam.fr/xa253bf_kontra-sonate-brice-pauset 

Note de programme

Lorsque Harry Vogt, producteur à la radio WDR, m'a proposé de réfléchir à une nouvelle œuvre destinée à sertir une sonate de Franz Schubert, qui plus est pour pianoforte, mon sentiment le plus immédiat se situait du côté de la terreur : celle de toucher (salir), d'une manière ou d'une autre, l'œuvre de Schubert, auteur très haut placé dans mon « panthéon » musical personnel. En outre, lorsque Harry m'a annoncé que l'œuvre serait jouée par Andreas Staier, la terreur s'est teintée de désespoir : celui de décevoir l'interprète le plus éblouissant de la musique de Schubert (et de bien d'autres).

Réflexion faite, la première esquisse de pas vers l'acceptation du projet a été dessinée par la nature même de l'instrument. Bien que j'en joue pour mon plaisir personnel, le pianoforte viennois de la période de Schubert ne m'avait jamais effleuré l'esprit quant à son utilisation dans le cadre de mon travail compositionnel. Pourtant, ses qualités me semblent, rétrospectivement, notablement congrues à mes exigences habituelles en la matière. La légèreté de la mécanique fait qu'on joue véritablement de cet instrument : la besogne physique propre au piano moderne, souvent préjudiciable à la qualité d'articulation du discours musical, se mue ici en subtilité d'écoute, en connivence réelle avec l'instrument. Le rôle très différent de la pédale, nettement plus dialectique que sur le piano moderne : au pianoforte, c'est la même matière (de la peau animale) qui frappe et qui étouffe la corde, de sorte que les notions de sonorité de frappe et de sonorité de l'étouffement, par leur proximité avec les consonnes et les syllabes occlusives, me semblent entrer dans un type de rapport proche de la voix parlée ou chantée. Les œuvres de Schubert, et plus encore celles de Beethoven, emploient toute la largeur du clavier de l'époque : lorsque Beethoven fait débuter son Deuxième Concerto pour piano par le fa suraigu (celui du clavier de cinq octaves des pianofortes de Stein ou de Walter), c'est toute une expressivité, une rhétorique de la limite qui s'installe dans le discours entre le piano et l'orchestre, la même que celle déployée par Helmut Lachenmann dans la dernière pièce de son Kinderspiel : en somme, les dernières notes d'un instrument ne sonnent pas comme les autres, et les compositeurs se sont toujours servis de cette particularité pour en tirer la substance d'une marge, d'une proximité d'abîme.

Le pianoforte de Schubert, celui joué à Vienne vers 1815 (qui n'avait pas grand-chose à voir ni avec celui qu'on jouait dans le même lieu vingt ans auparavant, ni avec celui qu'on jouait à Paris ou à Londres à la même époque) fait partie intégrante du matériau de mon œuvre, de ses évocations, de son articulation : le son est plus court que sur un piano moderne, l'équilibre « naturel » des registres très différents. Cette sonorité est typique de l'époque classique tardive, et les facteurs, contrairement à de fausses opinions heureusement de moins en moins répandues, étaient parfaitement capables de réaliser les instruments dont les compositeurs, les interprètes et le public avaient besoin.

Ma Kontra-Sonate présente un type de travail très particulier dans mon catalogue, par la voie moyenne dans laquelle elle s'inscrit, à mi-chemin de la transcription et de la composition à proprement parler ; en ce sens, elle constitue peut-être les bribes d'une exégèse critique de la notion même de composition. Le matériau des premier et dernier mouvements de la sonate en la mineur opus 42 (D. 845) de Schubert est en effet toujours présent, tant dans l'articulation formelle que dans le traitement des motifs, dans les premier et dernier mouvements de ma Kontra-Sonate, mouvements qui se jouent avant et après l'oeuvre de Schubert. En revanche, un matériau complémentaire composé — sans être tout à fait extérieur à la sonate — vient entretenir avec l'arrière-plan schubertien des rapports de relation avec une des sonates les plus « classiques » de Schubert, où le travail de proportion est particulièrement équilibré. Mon travail de la forme a été hanté par le jeu faussement naïf des alternances motiviques auquel se prêtait Schubert ; je pense que c'est particulièrement clair dans le deuxième mouvement, qui paraîtra peut-être, sinon inachevé, du moins ouvert vers d'autres solutions possibles, encore à imaginer (cela dit, et nonobstant la prétention de la proposition, je pense sincèrement que grandeur et inachèvement ne sont pas en soi compatibles).

Pour une fois, la partition comme objet « haut situé » dans les exigences de la transaction avec l'interprète, a été plutôt le lieu d'une connivence féconde avec Andreas : certains passages sont à vrai dire écrits pour lui seul. De même, certaines intentions franchement informalisables, qui touchent à la qualité du souvenir propre à l'interprétation Schubertienne, (une sorte de jeu d'ombres avec des ombres) ne pouvaient prendre corps que sur un terrain d'affinités que seules l'amitié et la discussion façonnent durablement.

Brice Pauset, programme du festival Agora 2001, Ircam-Centre Georges-Pompidou