« Stela » (stèle) : une dalle de pierre dressée, utilisée dans le monde antique originairement comme pierre tombale mais également comme marque de consécration, commémoration ou délimitation.
Encyclopædia Britannica
Le philosophe Walter Benjamin a proposé une vision de l’histoire considérée comme une série d’aperçus intemporels et épiphaniques. Cette composition pour douze voix solistes et électronique cherche à ériger autour de cette image une double compréhension du temps : d’une part, comme une expérience de la fixation, tendant vers l'auto-commémoration, d’autre part, comme une dimension susceptible d'échouer, soit par impossibilité de rencontrer les exigences implicites exercées sur ce temps, in extremis, par la société humaine, soit parce que le temps ne peut pas supporter l’appropriation totale par les événements à travers lesquels il se manifeste. Le temps, en termes musicaux, est le plus complètement, subversivement et triomphalement lui-même quand il rompt son accord tacite de solidarité avec ces matériaux musicaux, dans le but de s’offrir lui-même comme une présence soudaine d’« énergie ironique ». Vu sous cet angle, le dernier jour sur terre de Walter Benjamin fut un double échec du temps, considéré d'une part comme allégorie catastrophique d’une présence véritablement atemporelle et d'autre part, du point de vue de l'individu « en fin de course », comme la littérale et inébranlable facticité du temps.
Stelæ for Failed Time est la section finale d’une pièce de théâtre musical largement inspirée des écrits théoriques de Benjamin revus à travers ses dernières heures (et après). Le texte, écrit par le poète américain Charles Bernstein, est lui-même à plusieurs niveaux, se mouvant entre des contes enfantins naïfs et des grandes considérations sur la théorie de l’Allégorie de Benjamin. Le sens tragique du temps qu’il incarne est celui d’une pure potentialité perpétuellement émasculée par son imbrication dans le réel, un peu comme l’illusion de la présence continue d’un membre amputé nous sensibilise aux dimensions perdues du réel.
Car maintenant le temps est perdu
Maintenant le temps est acquis
Maintenant le temps est vide
Maintenant le temps est plein
Maintenant le temps est vécu
Maintenant le temps est creux
Maintenant le temps est fait
Maintenant le temps est pétrifié.
Comme les stèles de l’Antiquité tendent à représenter ceux qu’elles commémorent comme des vivants pleinement engagés dans des activités emblématiques, la présente composition cherche à contenir un discours musical fluide et muable en une série de cinq tableaux ou blocs discrets. En assignant aux cinq blocs un nombre identique de mesures, j’ai cherché à souligner la nature conventionnelle ou arbitraire de leur structure globale dans le but de permettre aux événements à partir desquels ils sont assemblés d’émerger avec force dans leur qualité emblématique ou commémorative. Les matériaux électroacoustiques qui les accompagnent sont construits pour une large part à partir de paroles dont la base textuelle est traduite en un « langage de vecteurs négatifs » construit de ma propre imagination, dans le but de refléter au plus près la relation problématiquement mimétique entre parole et réalité externe.
Je voudrais remercier Gilbert Nouno pour ses inestimables conseils et son assistance dans la préparation de la partie électroacoustique de cette pièce.