L’effectif inédit de Nachtmusik I réunit trois familles instrumentales disposées en arc de cercle : l’alto et le violoncelle font face au cor anglais et au trombone ; la clarinette basse est placée au centre. Il s’en dégage une sonorité très particulière, orientée vers le médium et le grave, même si l’alto joue souvent dans des positions aiguës assez inconfortables.
D’un point de vue structurel, chaque section de Nachtmusik I est fondée sur un intervalle dominant, qui joue le rôle d’une teneur : il apparaît dans une tessiture fixe et dans une durée homogène (seul son timbre varie). Autour de cet intervalle se déploient des configurations harmoniques fortement articulées du point de vue du rythme et du timbre, ainsi que du point de vue des registres. Ces articulations créent un mouvement à l’intérieur d’une structure qui évolue relativement lentement. Rythmes, timbres et registres acquièrent ainsi une fonction quasi thématique, bien qu’ils ne débouchent pas sur des figures en tant que telles. Nunes s’est par ailleurs restreint à huit hauteurs différentes, éliminant les quatre sons principaux de ses œuvres précédentes : geste inaugural pour un nouveau cycle d’œuvres intitulé La Création.
L’écoute, dans Nachtmusik I, est moins guidée par un dessin mélodique ou formel que focalisée sur l’activité très intense et très différenciée qui se joue à l’intérieur même du phénomène sonore ; les éléments mélodiques sont une résultante des processus mis en œuvre, et non leur point de départ. On peut voir là une influence du Stockhausen de Stimmung : mais alors que Stockhausen utilisait une structure harmonique unique et fixe, Nunes propose un parcours harmonique complexe et varié. La forme n’est pas réduite à des moments isolés, mais elle est composée dans un esprit beaucoup plus architectonique.
La progression s’effectue par paliers, dans une continuité à grande échelle. L’importance accordée aux articulations internes du phénomène sonore impose par ailleurs des enchaînements non univoques, où les transitions constituent des moments critiques : elles ont souvent un caractère heurté, comme si l’on changeait brusquement de point de vue. Certains moments sont étirés, d’autres bousculés ; les tempi changent constamment : on va souvent des uns aux autres au gré d’accélérations ou de décélérations extrêmement rapides. Le passage d’un moment à l’autre résout les tensions accumulées. On ne peut guère parler ici de fluidité, mais plutôt d’un enchâssement de plans différents, comme si la musique se frayait un passage à travers la résistance du matériau. De même, on peut éprouver le sentiment d’être introduit à l’intérieur d’un labyrinthe, où des « images » similaires appartiennent à des « voies » différentes. Nachtmusik I vit de la tension entre micro et macro-structure, et exige une écoute capable de passer instantanément de l’intérieur du phénomène sonore, avec ses différenciations multiples et raffinées, à une position plus distanciée, qui permette de suivre la logique du discours musical ; en d’autres termes, l’auditeur est appelé à percevoir simultanément deux couches de temps musical antinomiques, l’une fondée sur un présent élargi, qu’on pourrait dire harmonique, l’autre fondée sur une progression dans un temps plurilinéaire. De même qu’il n’y a pas fusion entre les cinq instruments, mais un incessant travail de différenciation, une tension entre les timbres et les registres, de même les moments ne sont-ils pas subsumés sous le concept d’une forme globale, organisés selon un ordre immédiatement lisible. L’œuvre a beau être fondée sur de nombreuses répétitions locales, avec des gestes insistants qui lui confèrent une dimension quasi rituelle, les différents moments ne reviennent jamais, et ne laissent guère présager dans quelle direction la musique veut nous conduire. Nachtmusik I invente son chemin sans l’aide d’un schéma préconçu. Aux deux extrémités de l’œuvre, pourtant, se situent des parties aux fonctions bien définies. Les premières mesures ont un caractère évident d’introduction : un accord de sept sons, travaillé de l’intérieur, finit par se « résoudre » sur la note manquante, un do joué à l’unisson par les cinq instruments. Tout le matériau des hauteurs est ainsi exposé. La dernière partie, en forme d’épilogue, commence avec un solo de cor anglais qui évoque celui du Tristan de Wagner, et toute l’œuvre semble a posteriori tendue vers ce moment que l’on ressent comme passage au-delà d’une limite.
La fin est amenée par un enchaînement de cadences quasi tonales. Cette perspective historicisante dans laquelle la pièce s’achève est déjà présente dans le reste de l’œuvre : à travers l’usage des intervalles consonants (tierces ou sixtes majeures/mineures, quintes ou quartes justes), qui produisent des effets à la fois archaïques et nostalgiques, ou à travers le jeu de certaines articulations rythmiques (certains passages, avec leurs accents décalés, rappellent les hocquetus du Moyen Âge ou les polyphonies de l’Afrique centrale ; d’autres sonnent comme un clin d’œil au Sacre du printemps de Stravinsky). Toute l’œuvre est adossée à un romantisme repensé, qu’induit son titre, et où les figures de Schubert et de Mahler, que Nunes avait explicitement citées dans sa pièce précédente, Ruf, jouent un rôle central. L’œuvre est ainsi tout autant un chemin de découverte qu’un chemin de mémoire. Elle s’inscrit dans un temps musical introspectif, fait de condensations, de juxtapositions et de fluctuations, autant que de sensations qui ne peuvent être réduites à des formes rationnelles. Du coup, la dimension spatiale, présente dans la structuration interne de l’écriture, prend une importance considérable. Les différents moments de l’œuvre sont presque systématiquement portés à une forme d’exacerbation, et ils sont autant de tentatives pour une percée décisive. C’est pourquoi ils ne sont pas reliés de façon traditionnelle, mais ressemblent à des saillies, à des élans toujours recommencés. Lorsque le cor anglais, vers la fin, émerge du halo harmonique, nous avons le sentiment que se lève une aube nouvelle, longuement désirée. Certains silences, certaines sonorités en étaient la promesse ; la cadence éclatante qui ponctue la pièce en est le salut. Toute l’œuvre est baignée de cette lumière intérieure qui reflète les images originelles vécues et les images qui ont été rêvées, provenant de l’illumination soudaine aussi bien que d’une pensée visionnaire.
Philippe Albèra, note de programme du concert du 4 juin 2004 à la Cité de la musique.