La musique de Philippe Fénelon s'est développée en marge des deux courants dominants et antinomiques de la musique française : celui de la musique postsérielle, et celui de la musique spectrale. Ses œuvres sont restées attachées à l'idée de discours musical, et elles ont exclu aussi bien les déterminations structurelles précompositionnelles que les investigations dans le domaine du timbre ou un déploiement de la forme purement processuel. C'est donc naturellement que Philippe Fénelon s'est posé le problème de la dramaturgie musicale, ce qui l'a mené d'ailleurs à écrire plusieurs opéras. Dans Midtown, ce souci dramaturgique joue un rôle intégratif : les différents aspects stylistiques de l'œuvre ne doivent pas être appréhendés pour eux-mêmes, ou en fonction d'un concept d'homogénéité, mais comme une caractérisation expressive et formelle, une mise en perspective de différents moments du discours musical. C'est ainsi qu'apparaissent non seulement des références tonales, des enchaînements de quintes ou d'octaves, mais aussi la citation explicite d'un motet de Palestrina. L'œuvre n'a pourtant rien d'un manifeste postmoderne ; ces éléments historiques, qui appartiennent à la mémoire, sont finement articulés à une invention singulière, et ils sont toujours soigneusement intégrés dans le tissu compositionnel (ainsi, la citation de Palestrina est-elle préparée par un grand unisson sur la note do). Au demeurant, selon les termes mêmes de l'auteur, les intervalles de quintes introduits dans une écriture atonale constituent « une véritable dissonance ». Fénelon intègre l'historicité du matériau modal ou tonal, quitte à en renverser la signification.
L'idée même d'une forme concertante, avec la disposition symétrique des deux trompettes et des deux pianos, provient du même souci dramaturgique. Les dialogues, les confrontations, les échos, et jusqu'à la convergence finale, définissent des gestes instrumentaux, des liens à distance, et un cheminement de la forme assez ludique. L'œuvre se déroule comme une succession continue de scènes différenciées, où émergent parfois des éléments à forte connotation : une figure de caractère thématique, faite d'une suite de notes descendantes et reprise de façon variée, une allusion au jazz à travers un rythme et la sonorité de la cymbale charleston, ou la violence d'une musique qui laisse percer le souvenir des Soldats de Zimmermann. Mais la narrativité de surface, avec ses péripéties, s'accompagne d'une grande densité d'écriture, d'une libre superposition de voix incandescentes, d'un fourmillement d'idées qui témoigne d'une effervescence créatrice spontanée. Elle tend, à la fin, à une réduction de la texture et de l'écriture – elle avait été annoncée dans le prologue « presque lent » : ainsi, après des épisodes « vif », « dansant », « souple et badin » puis « sauvage » et « risoluto », aux deux-tiers de l'œuvre environ, le tempo se ralentit pour faire place à une musique plus introvertie, où des figures expressives, voire pathétiques, remplacent les phrases jubilatoires entendues auparavant. S'impose alors une écriture de choral dépouillée, où le timbre rauque des trompettes dans l'extrême-grave (un registre très rarement employé) crée une sonorité tout à fait étrange. Le motet à six voix de Palestrina, « Assumpta est Maria », s'introduit naturellement et significativement dans cette atmosphère de plus en plus recueillie ; c'est une lointaine réminiscence musicale, mais c'est aussi une référence extramusicale possible à la cathédrale St-Patrick, qui se situe au cœur de Midtown. Le titre de l'œuvre renvoie en effet à ce quartier de New York où le compositeur a vécu, et où, depuis les étages supérieurs, il pouvait appréhender l'immobilité flottante et l'équilibre magique des architectures modernes ou néoclassiques, source d'inspiration revendiquée, mais transfigurée par la musique.
Philippe Albèra, programme du concert de l'Ensemble Intercontemporain du 18 janvier 1997, Cité de la musique.