« Cette pièce est composée à partir d'éléments hétérogènes et très constrastés. Ces éléments, à la fois joués par l'ensemble et par la synthèse, se « contaminent » progressivement pour donner lieu à une écriture polyphonique plus traditionnelle. Cette polyphonie, en raison de l'accélération de chacune des parties instrumentales, débouche sur une section très rapide constituée d'instruments échantillonnés que les musiciens ne pourraient pas exécuter. Après ce climax, où l'auditeur semble percevoir deux ensembles simultanément, réapparaissent les éléments constitutifs de la première section par un phénomène d'interpolation. Cette pièce est un hommage à l'écrivain Claude Simon dont le travail m'a beaucoup appris et auquel le titre de cette œuvre est emprunté. »
C'est en ces termes que Philippe Hurel a présenté sa dernière pièce lors de sa création française. Comme l'écriture en est fort complexe, plusieurs aspects concernant la forme générale, la spatialisation, la synthèse sonore et le rapport que cette œuvre entretient avec les précédentes, méritent d'être précisés.
La forme de cette pièce est particulièrement claire puisqu'elle est composée de trois grandes sections correspondant respectivement à l'érosion des éléments hétérogènes de départ, à une prolifération polyphonique centrale et à la recomposition des éléments originels. C'est donc une trajectoire symétrique en un seul tenant, à la manière de Jour, contre-jour de Gérard Grisey, mais néanmoins découpée, selon la technique propre du compositeur, en un très grand nombre de variations. Une image pourrait éclairer les principes symétriques d'érosion et de recomposition qui affectent les éléments de départ : alors que la première section produit l'effet d'un tissu dont on apercevrait les motifs avant qu'ils se dissolvent peu à peu dans sa trame, la troisième produit l'effet inverse d'un tissu qui, en raison de l'éclairage auquel il est soumis, laisserait d'abord percevoir sa trame avant que ses motifs s'en détachent peu à peu. La prolifération polyphonique, qui constitue la partie centrale de l'œuvre, est spatialisée selon un principe perceptif discriminatoire assez complexe. En raison de son extrême densité, cette polyphonie instrumentale est d'abord redéployée dans l'espace de la salle, de telle manière que corresponde à chacun des haut-parleurs un couple d'instruments hétérogènes (flûte/alto, violon/cor...). Puis la polyphonie, de plus en plus rapide et « injouable » par des instrumentistes, génère un faux orchestre constitué d'instruments échantillonnés, qui permet au son de chacun des instruments de se transformer progressivement en un autre son instrumental de l'ensemble (la flûte devenant une clarinette, la clarinette un violon, le violon une flûte, etc.). Ces transformations, diffusées par haut-parleurs, donnent lieu à des rotations dans l'espace, gérées par la Station d'informatique musicale de l'Ircam. Par exemple, au fur et à mesure que le son de la flûte se transforme en son de clarinette, il rejoint le haut-parleur qui diffuse le son non transformé de l'instrument dont il va prendre l'identité et il en est de même pour les autres transformations. De plus, comme le tempo de spatialisation dépend du temps nécessaire pour changer tel instrument en tel autre, il s'ensuit que ces rotations sonores simultanées — qui s'effectuent dans des directions et des endroits distincts de l'espace — se font à des vitesses différentes. La complexité d'écriture de cette séquence bénéficie donc de trois facteurs spatiaux de discrimination.Un autre aspect important de Leçon de choses est la synthèse sonore. Comme il s'agit d'une pièce de musique mixte, où elle joue à parts égales avec l'orchestre, Philippe Hurel ne lui a pas conféré un rôle spectaculaire, ayant au contraire voulu qu'elle puisse fusionner avec le son instrumental. Il lui a donc fallu trouver, dans le cadre de l'univers électronique, des comportements qui puissent fonctionner avec les règles du monde instrumental, et donc appliquer à la synthèse des principes plus structurels, d'ordre polyphonique et mélodique. Ainsi, quand il s'est agi d'obtenir des effets polyphoniques, il a, avec Eric Daubresse qui l'a assisté dans ce travail à l'Ircam, moins écrit une polyphonie que mis en oeuvre les éléments destinés à la faire percevoir, en spatialisant, par exemple, les fréquences d'une trame synthétique afin qu'elle apparaisse dotée d'une certaine consistance polyphonique. C'est donc, une fois de plus, une sorte de trompe-l'oeil ou plutôt de « trompe-l'oreille ». Enfin, tous les objets hétérogènes présentés au début de Leçon de choses sont des citations de l'univers personnel du compositeur. En effet, ces objets proviennent soit de son entourage domestique (un plat à tarte, un plateau de magnétophone ou une corbeille à papier, dont les sons ont été échantillonnés et traités) - et il s'agit alors du son des choses —, soit de ses autres pièces, Mémoire vive (1988-1989) et les Six miniatures en tompe-l'oeil (1991-1993), notamment. Leçon de choses est ainsi la pièce de sa production, qui entretient le plus de relations avec celles qui l'ont précédée. Ainsi qu'il l'a d'ailleurs déclaré, Philippe Hurel ne pense pas qu'on puisse juger l'œuvre d'un compositeur indépendamment de son contexte et, plus particulièrement, indépendamment de ses autres œuvres. Il aime plutôt que ses pièces forment un ensemble, qu'on puisse saisir le parcours qui les relie. Une œuvre seule, c'est au mieux réussi. Ce qui lui importe au contraire, c'est que l'ensemble de sa production, au même titre d'ailleurs qu'un programme de concert ou de disque, apparaisse composé.
L'idée générale de cette composition, structurée, comme plusieurs autres œuvres du compositeur, en partant des composantes spectrales d'une sélection de timbres acoustiques, est de présenter, grâce à la spatialisation des sources sonores, des anamorphoses auditives d'objets musicaux. L'ensemble du matériau harmonique est calculé à partir d'analyses spectrales de sons concrets, réalisées à l'aide de plusieurs types d'outils : les programmes fondés sur les modèles de résonance, le vocodeur de phase SVP et le programme Iana. Les composantes visibles des spectres déterminent tout le réseau harmonique de sa pièce. En procédant à une resynthèse, dans laquelle les structures harmoniques sélectionnées sont prises comme paramètres d'entrée, le compositeur vérifie la validité des modèles timbraux calculés. Cette opération a été effectuée avec les programmes Csound et Chant, qui mettent en œuvre des fonctions d'onde formantique. Afin d'obtenir des effets sonores complexes, Eric Daubresse a développé un module, piloté par un séquenceur, qui contrôle les paramètres d'enveloppe de filtres fournis au programme de filtrage opérant en temps réel sur la Sim. Le matériau harmonique obtenu est distribué entre la partie instrumentale et la partie électronique : pour chaque modèle d'objet sonore concret, une partie des fréquences entrant dans la composition spectrale du timbre resynthétisé est confiée aux instruments ; l'autre partie sert à positionner des filtres qui agissent sur les composantes spectrales d'un autre objet (opération d'hybridation). Ce matériau harmonique/spectral n'est toutefois pas présenté à l'état brut. Il subit des transformations temporelles qui permettent d'en modifier totalement l'apparence auditive. Des matrices de motifs rythmiques servent à l'« animer » : il est décomposé en plusieurs couches qui gèrent l'amplitude des filtres de fréquence en provoquant des effets d'étirement ou de contraction de sa structure harmonique. Ce délitement spectral est mis en valeur par des effets de spatialisation, réalisés en temps réel par la Sim. La localisation des sources est fonction du tempo et des écarts fréquentiels entre les composantes harmoniques ; elle obéit à certaines lois psychoacoustiques et à des principes issus de la théorie des flots.
Philippe Hurel.