C'est avec Le Partage des Eaux que j'ai commencé l'étude des sons très complexes – sons bruités, sons naturels. Ce travail se poursuivra, de façon plus systématique, avec Bois flotté (sons de la mer, sons de cordes avec forte pression d'archet), ou encore Winter Fragments (tamtams, voix psalmodiée).
Les sons analysés dans Le Partage des Eaux proviennent de phénomènes naturels : une vague se brisant doucement sur la grève, un effet de ressac. Ils inspirent les formes et les sonorités de la pièce, parfois de manière directe, par exploitation des données d'analyse, parfois de façon métaphorique. L'un des objets musicaux, souvent entendu, sous diverses apparences, dans la partition, provient ainsi de l'analyse spectrale dynamique du son de la vague se brisant. Cet objet est manipulé, transformé, dilaté ou comprimé, de multiples façons il contient des harmonies-timbres étrangement colorées, étrangement cohérentes. Très ralenti, il devient l'élément lent mélodico-harmonique, un peu obsessionnel, qui jalonne la pièce, souvent interrompu d'autres structures musicales.
Le « ressac », tel qu'il est lui aussi révélé par l'analyse spectrale, s'entend à trois reprises. Il contient des rythmes et des mouvements d'amplitude typiquement aquatiques – comme des sortes d'éclaboussures sonores – , et des hauteurs très éparpillées (quasi « chaotiques »). La troisième fois, le « ressac » est « accordé » sur un large spectre orchestral, qui le stabilise harmoniquement, tout en lui conférant une qualité lointaine et nostalgique. Le reste des structures musicales de la pièce – celles qui proviennent du regard métaphorique, et d'autres, d'origine plus abstraite – donne souvent lieu à de puissants mouvements d'orchestre, que l'instrumentation choisie rend possible : bois par 4, 6 cors...
L'écoute du Partage des Eaux dévoilera aisément que le raffinement du timbre orchestral a été l'un de mes soucis prédominants peut-être vaudrait-il mieux parler, plus précisément, de synthèse sonore, la synthèse que permettent un tel orchestre et les méthodes d'écriture « spectrales ». J'ai en fait cherché un son d'orchestre qui soit à la fois nouveau, et qui renoue, d'une certaine façon, avec l'époque de la « grande orchestration » (l'orchestre de la fin du XIXe et du début du XXe siècle). Un exemple : l'opposition fréquente entre des combinaisons d'orchestre « cossues » (comme aurait dit Charles Koechlin) et les cordes soli, étranges et pénétrantes. Certes, les cordes soli sont utilisées en grande partie pour mieux réaliser certains mouvements mélodiques en micro-intervalles... mais leur emploi dans l'orchestre évoque parfois ces musiques que j'évoquais plus haut. À coup sûr on citera Debussy ou Ravel, puisqu'on veut à tout prix faire de moi un compositeur impressionniste – quant à moi, j'ai plus souvent pensé à Strauss (Richard) lorsque je travaillais à l'orchestration de la pièce... Mais des sons de synthèse se mélangent également aux instruments. Le synthétiseur employé dans la version initiale (un Yamaha TX816) est à certains moments joué directement par un claviériste, à d'autres, il est contrôlé par un ordinateur, lorsqu'il s'agit de produire des structures musicales trop complexes pour être jouées par un être humain. Les sons synthétiques ont pour rôle de compléter l'orchestre (simulation d'une harpe ou d'un vibraphone en quarts de ton, par exemple), ou bien de préciser, d'enrichir ou de lisser les trames sonores. Ils ne se perçoivent pas en tant que tels, ils sont totalement intégrés dans l'orchestration. J'y vois les premiers pas du concept « d'orchestre assisté par ordinateur »...
Le Partage des Eaux : ce titre peut s'entendre de multiples manières – métaphorique (l'analyse acoustique des mouvements aquatiques), géographique (la ligne de partage des eaux), psychologique (les ruptures de la vie)... Toutes ces interprétations me conviennent, à l'exception d'une seule, et je tiens à le préciser, car on m'a souvent posé la question : non, il ne s'agit pas d'un poème symphonique ayant pour sujet le passage de la Mer Rouge par les Hébreux fuyant Pharaon !
Tristan Murail, éditions Lemoine.