Alexandre Medvedkine.
Le Bonheur d’Alexandre Medvedkine a été réalisé en 1934 dans la Russie des premières grandes purges de Staline.
Les quatre années précédentes, Medvedkine, fervent défenseur de l’idéal communiste et proche du régime, parcourt le pays avec son ciné-train, véritable unité de production cinématographique mobile de trois wagons, créée pour tourner, développer, monter et donner à voir au peuple, pour le faire grandir, la force de sa propre image. Mais, face au réel, le réalisateur déchante. Chris Marker nous en parle magnifiquement dans la troisième lettre de son film Le tombeau d’Alexandre, en nous montrant des images de 1932 qui avaient été perdues :
« Kohlia a finalement découvert neuf films du train. Je voudrais ici que le spectateur ressente le même pincement au cœur que j’ai éprouvé dans la petite salle de montage des archives, quand j’ai eu sous les yeux ces plans dont tu nous avais tant parlé. Depuis 1932, aucun regard ne s’était posé sur eux. Ce n’était pas une émotion d’archiviste, ce que je voyais là, personne ne l’avait jamais montré. Dans les années trente, la réalité était toujours arrangée, mise en scène édifiante. Même Vertov avait cessé de croire à la vie comme elle était. Et toi, tu avais filmé les débats entre ouvriers ; armé, bien sûr, de ta bonne conscience socialiste mais sans jamais tricher avec l’image. D’après ton journal le constat était accablant : absentéisme, pagaille bureaucratique, fauche d’un atelier à l’autre...»
Le Bonheur est donc dans le sillon de ce constat, mais ce qui fait la force de ce film, ce sont ses ambivalences. Les personnages, l’Histoire, le nouveau, l’ancien, le catéchisme douloureux d’un Charlie Chaplin au pays des kolkhozes… tout nous dit une chose et son contraire ; le pauvre devient riche, l’usurier finit par donner une pomme, et les nonnes aux burkas transparentes laissent apparaître leur poitrine... Tout est déréglé mais, dans le même temps, le réalisateur cherche — un peu comme le ferait Borges avec l’Aleph — à trouver sa métaphore du grand ensemble humain, bêtes incluses. « Tous » les membres de la société sont représentés dans leur fragilité et leurs oppositions, et c’est peut-être ça, Le Bonheur ? Cela donne un film surréaliste, extrêmement découpé, avec un imaginaire sidérant, du cynisme mais aussi une profonde humanité.
Face au cinéma muet, un univers très vaste s’ouvre au compositeur. J’ai choisi de me concentrer sur l’idée de synchronicité, avec une musique extrêmement mimétique qui cherche à figurer par des sons de synthèse écrits avec l’ordinateur la plupart des mouvements, des gestes ou des dialogues des comédiens.
Les actions que l’on visualise à l’écran déterminent l’ossature rythmique de la musique du film. Par moment, le jeu est simple, on entend ce que l’on voit avec espièglerie, un peu comme dans les « Tex Avery » ; à d’autres moments, le jeu devient plus complexe, puisque chaque personnage est suivi indépendamment, ce qui nous amène à une perception polyphonique.
La notion de temps peut également être troublée : un brigand va casser un cadenas pour ouvrir un coffre, une ligne musicale suit le personnage toute l’action précédant la casse avec l’harmonie du son du cadenas. On voit donc marcher un personnage accompagné de sons électroniques qui contiennent l’idée par laquelle il est traversé. Rythmer l’inconscient des acteurs ?
Les rapports aux films pourraient-ils être alors multiples ? Si le spectateur choisit, à un moment précis, de se concentrer, il prendra conscience d’un temps musical très haché décomposant le mouvement de façon minutieuse et rythmée, cherchant parallèlement à appuyer les affects exprimés par les personnages. Si son attention locale se relâche, il peut se laisser porter par des sons concrets (connus) qui traversent également tout le film en donnant parfois même au muet l’illusion de la réalité.
Medvedkine, après Le Bonheur, s’est trouvé « empêché » par le régime tout le restant de sa carrière ; on peut le comprendre face à l’aspect complètement iconoclaste du film où l’on se demande même si l’un des brigands ne serait pas Staline…
Rendre un hommage à ce grand réalisateur, c’est essayer de faire justice à l’éternelle bataille du réel et de l’imaginaire et, à ce jeu-là, nous n’hésiterons pas à écouter des pulsars de sous-marins sur des images de popes barbotant dans une rivière.
Ce travail est dédié au chat qui danse sur un DX7 (Chris Marker), auteur singulier, passeur bienveillant, sémiologue génial et bouleversant de l’œuvre cinématographique d’Alexandre Medvedkine.
Je tiens à remercier Lorenzo Bianchi pour son aide précise sur les outils à utiliser en amont du projet. Un grand merci à Mathieu Farnarier pour le montage son, le mixage et sa présence durant tout le projet. Il s’est occupé d’amener avec élégance les matières réelles du film pour qu’elles soient transformées par la composition. Un merci à Marco Stroppa pour sa librairie OM chroma, qui a inspiré tout le projet, et pour sa science de la synthèse. Merci à Géraldine de m’avoir fait découvrir ce film et pour sa belle invitation au bonheur...