La période de gestation de L’Autre a été particulièrement longue. L’idée naît dès 1995, mais Hanspeter Kyburz ne s’en sent pas alors les moyens compositionnels. Il bute notamment sur la nature du hautbois : « monophonique, avec des modes de jeu étendus assez restreints, les possibilités d’articulation syntaxique de l’instrument m’ont semblé limitées en termes d’écriture concertante. Ce qui m’a manqué de prime abord, c’est surtout une structure harmonique pour fonder et développer cette voix soliste dans le contexte de l’ensemble. »
Ce n’est finalement qu’en 2016 que Hanspeter Kyburz se force à considérer l’instrument de l’intérieur pour y découvrir le potentiel concertant dans lequel il puisera pour L’Autre. En l’occurrence, il s’intéresse principalement à l’articulation entre, d’une part, l’intégration syntaxique du solo dans le contexte de la forme et, d’autre part, le renforcement de la distinction timbrale de la voix soliste. Plus l’écriture du solo s’intègre à celle de l’ensemble, plus son timbre doit s’en détacher – et vice versa.
Partant de là, il compose un concerto en forme de réflexion sur le modèle classique. C’est ainsi que L’Autre reprend la structure canonique en trois mouvements : rapide, lent, rapide.
« Le premier mouvement est celui qui s’inscrit le plus confortablement dans l’héritage historique : chaque geste musical, chaque phrasé apparaissent comme évidents tant au soliste qu’à l’auditeur. Fidèle à son identité sonore historique, le hautbois y est très bien intégré à l’ensemble et fait montre d’un caractère lyrique bien défini. À cet environnement musical familier succède dans le deuxième mouvement un climat d’inconnu, puisque le soliste pose son hautbois pour prendre un lupophone. »
Le lupophone est un instrument nouveau : développé par Benedikt Eppelsheim et Guntram Wolf (qui lui donne son nom, en rapport avec le loup), il vient combler une lacune en termes de tessiture dans la famille des hautbois (dans le registre du hautbois basse). De par sa nouveauté, le lupophone n’a pas de répertoire, pas d’histoire idiomatique. Au contraire du hautbois ou du cor anglais, dont une note suffit à ouvrir tout un imaginaire lié aux oeuvres qui leur ont été consacrées, le lupophone n’a pas encore de caractère identifiable pour le public : tout est à inventer. Cette étrangeté constitue tout à la fois pour Hanspeter Kyburz un défi et une réponse compositionnels – en même temps qu’elle donne son titre à l’oeuvre : L’Autre. « Dans cette tension constante entre le familier et le mystérieux, la structure cyclique du deuxième mouvement redonne une orientation au champ sonore qui était d’abord indéfini, explique le compositeur. » Le final prend le contre-pied du mouvement inaugural : reprenant son hautbois, le soliste y est très exposé et isolé, confronté à des modes de jeu redoutables à articuler. Du point de vue formel également, le discours est bien plus fragmentaire dans le troisième mouvement que dans le premier, alternant de manière abrupte passages solistes et tutti violents. Poursuivant sa réflexion quant au modèle concertant dont il a hérité, Hanspeter Kyburz y fait aussi quelques citations (dont une du troisième et dernier Concerto pour hautbois et orchestre de Maderna), comme autant d’objets trouvés que le soliste affronte. « Le degré d’incertitude du soliste est un élément dramaturgique essentiel de ce final, conclut Kyburz. »
Jérémie Szpirglas
Note de programme du concert du 13 janvier 2018 au Centre Pompidou.