Inferno arrive dans la continuité de Vulcano pour grand ensemble, où je prenais les phénomènes volcaniques et leurs dynamiques comme principal sujet. Le cratère est dans certaines croyances considéré comme la porte du royaume des enfers, rempli d’esprits malfaisants.
À l’inverse du volcan qui est un cône dressé vers le ciel, l’Enfer dantesque est représenté par un cône tournée vers le centre de la terre, une sorte d’entonnoir à l’intérieur duquel se déverse tout le mal de l’univers.
Issue de la Divine Comédie de Dante Alighieri, Inferno repose sur la topographie de l’Enfer, plus précisément sur la descente effectuée par Dante guidé par Virgile à travers les neuf cercles infernaux.
Le texte de Dante est un guide, un fil d’Ariane, un prétexte au travail du son et à sa conduite vers des fréquences abyssales, vers des sonorités au-delà de la perception humaine…
Yann Robin.
« L’Enfer de Dante est une longue descente, une attraction circulaire permanente vers le bas, qui, tel un cône, se referme au centre de la terre… au centre de l’univers », dit Yann Robin. Au cours des trente-quatre chants qui le composent, Dante, guidé par Virgile, traverse tour à tour les neuf cercles de l’Enfer. Ils ne cessent de s’enfoncer toujours plus profond, toujours plus bas, vers le centre où siège Lucifer. Un centre que Galilée décrira comme le « centre des graves » dans ses Leçons sur l’Enfer de Dante.
C’est ainsi que Yann Robin dessine son Inferno : comme une vaste descente métaphorique dans le son, en suivant la typographie esquissée par Dante. Il s’inspire également de deux chefs-d’œuvre que des artistes ont avant lui tirés de cet ouvrage fondateur de la littérature italienne : Sandro Botticelli et, plus près de nous, Gustave Doré. De l’immense fresque du premier, il retient surtout la structure continue, presque pré-cinématographique – par opposition à la structure séquencée adoptée par Gustave Doré, qui illustre un chant après l’autre. « Par la répétition des figures de Dante et Virgile sur une même gravure, l’œuvre de Botticelli s’apparente pour moi à la bande dessinée, dit Yann Robin. En termes de temporalité, du moins : l’enfer se déroule sous nos yeux. » Du second, c’est surtout les atmosphères qui lui parlent, cet univers sombre, dur, voire gore pour certaines scènes, assez proche de son propre imaginaire.
Inferno est donc une succession de tableaux, correspondant à chaque chant : « Le chant IX, par exemple, se passe aux portes de Dité, ville intérieure de l’enfer où sont punis les péchés de malice. Dante et Virgile se trouvent bloqués là et, du haut des remparts leur parviennent les cris déchirants des trois furies infernales qui, là-haut, se griffent et se frappent inlassablement. Le choix d’un trio de clarinettes s’est immédiatement imposé. C’est un instrument dont j’explore les possibilités depuis quelques années, et les sons que j’ai trouvés – voix chantée ou criée dans l’instrument, s’ajoutant à des sons “fendus” faisant exploser le timbre – m’ont paru particulièrement éloquents. Du point de vue de l’électronique, j’ai, pour cette même scène, travaillé avec des algorithmes de traitements qui permettent d’extraire en temps réel la partie “bruitée” du son, de l’étirer temporellement et fréquentiellement afin de créer des déchirures, lesquelles déchirures viendront alors se mêler à l’activité des trois clarinettes qui symbolisent les trois furies. »
« L’idée originelle, qui a généré toute la partition, est l’utilisation des infrasons comme un objet musical – et non pas un simple gadget pour dynamiser le son de l’orchestre. Les infrasons deviennent un matériau signifiant – et structurant, en l’occurrence : ils jouent le rôle de soubassement musical, de trame dramaturgique souterraine, qui me permet de souligner d’intenses moments dramatiques. » Imperceptibles à l’oreille humaine, les infrasons ne sont pas si rares dans notre quotidien : ils habitent notre environnement. Ils peuvent être la conséquence de lames de fond, de mouvements sismiques, de coups de tonnerre et de bien d’autres phénomènes naturels – à très faible puissance. Reste à les produire. Le choix de Yann Robin et de son réalisateur en informatique musicale, Robin Meier, aidés de l’ingénieur du son Julien Aléonard, s’est porté sur un dispositif de subwoofers, vaste réseau de caissons de graves qui occupe tout l’espace de la salle de concert. Si chacun de ces caissons ne peut véritablement produire des infrasons (à 15 Hz, les membranes se décollent et le haut-parleur grille), l’oreille peut toutefois être sensible à la dimension « rythmique » de la fréquence (on peut ainsi générer 15 impulsions par seconde pour donner l’impression d’un 15 Hz) et percevoir les phénomènes de « battements » nés des interférences des ondes sonores dans l’air. En plaçant deux haut-parleurs générant des fréquences proches à une distance relative bien particulière, on récupère deux fréquences issues de la rencontre des deux ondes : l’une « additionnelle », qui correspond à la somme des deux fréquences de départ, et l’autre « différentielle », à leur différence. Si, par exemple, l’un des haut-parleurs génère une fréquence de 30 Hz et l’autre de 24 Hz, on obtient théoriquement – comme une forme d’illusion auditive – deux fréquences interférentielles de 54 Hz et de 6 Hz. C’est avec cette trame de quatre fréquences que le compositeur va pouvoir construire son espace infrasonore, sous la forme d’un immense glissando de 45 minutes apparaissant et disparaissant en fonction des nécessités dramaturgiques de la pièce.
L’autre problème « musical » des infrasons, c’est de les faire vivre. Un son extrêmement grave est en effet indéfini et adirectionnel, comme un fantôme sonore rôdant autour de l’auditeur. Pour les faire vivre, les faire bouger, il s’agit donc de les « orchestrer », de les perturber, en les orchestrant avec des partielles plus aiguës qui leur donnent un sentiment de mouvement. « Une partie de la communauté scientifique s’accorde à expliquer certains phénomènes paranormaux, poltergeist et autres manifestations vécues comme surnaturelles, comme les effets d’infrasons qui pourraient ainsi faire bouger ou exploser des objets, remarque le compositeur. C’est une idée qui me plaît, et j’aime ainsi jouer avec ces apparitions sonores étranges, qui correspondent bien à l’atmosphère fantastique de L’Enfer. De même, je joue, avec beaucoup de soin et de circonspection bien sûr, avec le sentiment de malaise créé par les infrasons : ceux-ci sont en effet très perturbants. Heureusement, tout comme Dante à la fin de son périple, une lueur d’espoir nous est donnée à la toute fin. Après que Dante a passé le long du corps de Lucifer, après qu’il a passé le centre de la terre, une bascule se fait : le haut devient le bas, le bas devient le haut. Et de là, il perçoit le pertuis, au travers duquel il peut remonter. »
Ainsi se conclut l’Enfer : « Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles. »
Jérémie Szpirglas, ManiFeste de l'Ircam, juin 2012.