Iki-no-Michi marque le retour à l’Ircam du Japonais Ichiro Nodaïra après plus de dix-sept ans d’absence. Installé à Tokyo depuis 1990 pour enseigner à l’université des Beaux-Arts et de la musique, il a en effet délaissé l’univers de l’informatique musicale – exception faite de Ludwig van Sampling en 2003, une pièce « assez décorative » selon le compositeur – pour se consacrer à l’enseignement et autres activités (comme la création du Tokyo Sinfonietta en 1994).
Iki-no-Michi signifie en japonais « Les Voies du Souffle », un titre en partie emprunté au Gaku-no-Michi (1977-1978) de Jean-Claude Eloy – mais la référence à la partition d’Eloy s’arrête là. Iki-no-Michi est le fruit d’une collaboration au long cours entre le compositeur et le saxophoniste Claude Delangle – collaboration initiée en 1981 avec Arabesque III pour saxophone alto et piano.
L’œuvre est du reste écrite pour « saxophoniste et dispositif électroacoustique » et non « saxophone et dispositif électroacoustique », car non seulement le soliste change constamment d’instrument, du sax soprano au sax baryton (une idée que Nodaïra emprunte au Points d'or – 1982 – pour saxophoniste et ensemble de Betsy Jolas), mais son souffle tout comme sa voix sont exploités au même titre que le son de son instrument, par la partition acoustique et électronique. Car, dès le départ, par son titre comme par son projet, Iki-no-Michi s’intéresse à la respiration humaine. Ses quatre parties devaient, à l’origine, décliner le concept de « respiration » ou de « souffle » selon quatre grands axes de la connaissance musicale : poétique, sémantique, instrumentale et philosophique. S’éloignant quelque peu de ce plan originel, la pièce s’intéresse toujours à la respiration, mais suit un cheminement qui va du sens le plus concret du terme jusqu’au plus abstrait – cheminement qui, au reste, détermine la forme globale et locale de la partition.
Le premier mouvement, La voie du souffle s’ouvre sur une « forêt de souffles » – une image qui fait penser au shakuhachi, flûte japonaise traditionnelle en bambou. On dit en effet que le son du shakuhachi est celui qui se rapproche le plus du bruit du vent dans une forêt. Sans puiser nécessairement dans la musique traditionnelle, comme le faisait la génération précédente de compositeurs japonais, Ichiro Nodaïra ne se prive pas d’évoquer ces sonorités, « qui font naturellement partie de [son] ciel sonore ». Dans ce premier mouvement, c’est la respiration de Claude Delangle lui-même qui sert de base au discours – le son de son instrument étant quant à lui passé au crible d’un « freeze » au moyen de la synthèse granulaire (la granulation permet de geler un grain singulier du son, que l’on peut ensuite manipuler, retraiter ou assembler).
Peu à peu, l’accumulation de souffles va saturer l’espace sonore, jusqu’à un basculement de la situation. La respiration telle qu’exposée par le tissu musical devient si déformée qu’elle perd tout contact avec la réalité sonore concrète du souffle. La matière musicale brute du deuxième mouvement, celle qui nourrit l’électronique, est tirée d’un enregistrement du saxophoniste Claude Delangle lisant un texte, qui n’est autre que la définition du mot « respirer » donnée par le Larousse, en parlant des différentes techniques de respiration utilisées pour jouer du saxophone, et d’un autre enregistrement, du compositeur lui-même, en train de lire la description du caractère chinois « Kanji », utilisé par les Japonais pour transcrire « Iki » (le souffle). La synthèse croisée entre la voix enregistrée, les sons multiphoniques et les sons de « slap » du saxophone rend rapidement le texte méconnaissable – d’autant plus méconnaissable qu’une écriture en canon vient brouiller plus encore le discours. C’est La voie de la parole.
La troisième partie, intitulée La voie de l’instrument, est nécessairement plus instrumentale, à la fois dans le jeu du saxophoniste et dans le matériau musical utilisé par l’électronique. Le mouvement s’ouvre sur un contrepoint à sept voix. Le saxophoniste et six échantillonneurs. Peu à peu, le fossé qui sépare le saxophoniste des échantillonneurs va se creuser, jusqu’à ce que le soliste lui-même, au moyen d’un échantillonnage acoustique en temps réel, transforme à son tour les six autres saxophones virtuels.
Le dernier mouvement, enfin, fait référence à la forme abrégée d’Iki-no-Michi en japonais : Inochi (I de Iki, no, chi de Michi) qui signifie « la vie » en japonais. Si la traduction littérale d’Iki-no-Michi est donc bien « Les Voies du Souffle », on peut aussi l’entendre comme « Les Voies de la Vie ».
Et c’est ainsi, sur les battements du cœur de l’homme – bientôt repris et déformé par l’électronique –, que se clôt la pièce.
Iki-no-Michi fait appel au suiveur de partition Antescofo.
Jérémie Szpirglas, ManiFeste de l'Ircam, juin 2012.