Le piano est mon instrument : le premier que j’ai connu, celui avec lequel je me suis consacrée à la musique. J’ai avec lui un rapport intime, physique : j’en connais l’incroyable puissance sonore, la résonance aux harmonies si riches, qui, par sympathie, gagne toutes les cordes. Tout bien considéré, le répertoire que l’histoire lui a constitué sans relâche ne vient que dans un second temps - et il reste invariablement attaché, presque subordonné, à cette familiarité première, instinctive, à l’instrument, ainsi qu’à une écoute ouverte à toutes les musiques, par delà les frontières stylistiques, géographiques ou temporelles.
C’est cette intimité avec le piano qui a dessiné les contours de l’écriture d’Entr’ouvert : j’ai composé comme en palpant, en façonnant sous mes doigts, au creux de mes paumes, la matière d’un certain répertoire pianistique ainsi que d’influences qui n’appartiennent pas nécessairement à la musique de tradition écrite. Le tout dans une perspective d’ouverture (reflété par le titre, Entr’ouvert) et d’assouplissement des frontières sémantiques. À l’opposé d’une action qui délimite et circonscrit, c’est la recherche d’une intégration et d’une synthèse des différentes expériences d’écoute du monde dans lequel je suis immergée et qui résonnent en moi.
On ne sera pas étonné, donc, de constater que le principe de la répétition est ici dominant : la répétition, associée à l’élaboration électronique, permet de créer des processus de déformation graduelle d’un matériau qui peut parfois être perçu comme « connoté », pour le métamorphoser, en estomper les contours, dans un jeu d’ambiguïté autour du reconnaissable/reconductible, afin de contredire la « connotation » sans la renier. Les concepts de trace et d’écart sont donc des préoccupations centrales dans le processus de composition d’Entr’ouvert. Par trace, j’entends le répertoire pianistique, traditionnel ou non. Quant à l’écart, il se réfère à la fonction de l’électronique qui est similaire à celle d’un projecteur de théâtre qui, en projetant des lumières complètement différentes sur un même objet, peut en révéler différentes facettes, jusqu’à en déformer la nature même.
Giulia Lorusso et Jérémie Szpirglas.
Note de programme du concert du 12 juin 2017 au Centre Pompidou dans le cadre du festival ManiFeste.