Une première version de cette pièce comportant trois mouvements a été écrite en 1989 suite à une commande du Festival d’Automne à Paris et de la Fondation Total pour la Musique. Elle a été créée le 22 novembre 1989 au Centre Georges-Pompidou à Paris par l’Ensemble intercontemporain sous la direction de Peter Eötvös.
Le projet de cette œuvre est né en 1989 quand le Festival d’Automne m’a demandé une pièce dans le cadre des célébrations du bicentenaire de la révolution française. Inspirée par un court essai intitulé La Libertà de Ludovico Geymonat, elle consistait en trois mouvements pour un ensemble de onze interprètes avec électronique live.
En particulier, ce qui m’avait frappé à la lecture de ce livre était la remarquable concision et profondeur de la pensée de Geymonat, en dépit de l’étendue du sujet, et l’insistance sur le «caractère de lutte qui met en évidence le dynamisme» du concept de liberté et, par conséquent, son indispensable insertion dans le contexte socio-historique concret d’un peuple.
« La liberté n’est pas un état qu’on peut atteindre une fois pour toutes ou un état qui, une fois atteint, ne demande qu’à être défendu. Au contraire, il doit être perpétuellement étendu, approfondi, remis en question. La seule façon de le défendre est de le soumettre à des critiques continuelles ; c’est celle d’accroître sa créativité. »
Voilà donc des éléments essentiels que l’on retrouve dans la partition : concision (quelques minutes par mouvement), extrême mobilité de déroulement du discours musical, changement perpétuel du tempo, souci d’exploitation totale des différentes articulations du son de chaque instrument et une nomenclature renouvelée à chaque mouvement.
Dans la première version, l’intervention de la technologie se situait à deux niveaux : un niveau caché et un niveau visible. Le premier était constitué d’un ensemble de logiciels réalisés par Francis Courtot et moi-même qui m’ont permis d’engendrer tous les matériaux harmoniques de base. Le second explorait une dimension nouvelle de la sonorisation : grâce à un très grand nombre de microphones et de haut-parleurs soigneusement placés, je pouvais saisir la façon unique qu’a chaque instrument de rayonner le son dans l’espace en fonction des hauteurs jouées et l’agrandir autour du public pour créer toute une série d’images spatiales qui variaient tout au long de la pièce.
Quand j’ai commencé à retravailler sur élet…fogytiglan en 1997, mes priorités avaient changé et l’œuvre demandait une remise en forme substantielle. Le niveau visible de la technologie a été entièrement éliminé, car, bien que toujours convaincu de son intérêt expérimental, il ne peut plus être réalisé correctement à l’époque dans laquelle nous vivons, avec son affreux réalisme économique, et dans des salles de concert qui ne permettent guère de véritables recherches sur l’espace.
Les anciens mouvements ont été instrumentés à nouveau, l’élimination de l’espace étant compensée par l’ajout de quatre nouveaux instruments (une clarinette basse, un cor, un alto et un percussionniste). La nomenclature définitive est de cinq bois, quatre cordes, trois cuivres, deux percussions et un piano.
J’ai cherché une intégration accrue entre l’essai de Geymonat et l’œuvre poétique de János Pilinszky, le poète hongrois dont provient le titre de la pièce. Plus encore, j’ai osé imaginer un dialogue métaphorique entre ce philosophe, homme de gauche et ancien résistant, et ce poète catholique, né en 1921 et mort en 1981, ayant été marqué par la découverte des camps de la mort à la fin de la seconde guerre mondiale en rentrant du combat vers la Hongrie.
Au début de chaque mouvement, j’ai juxtaposé un court extrait de l’essai de Geymonat et quelques vers de Pilinszky. Ainsi, du contact entre sa poésie singulière — souvent extrêmement courte, faite de quelques mots qui «ne tiennent pas grâce à une construction savante, mais par une force qui en rassemble les éléments épars » — et la dialectique acérée du philosophe jaillissent des images furtives que la musique essaie de saisir et de transmettre.
Le poème élet…fogytiglan (à perpétuité) ne comprend que deux lignes : Le lit est commun / l’oreiller non.
La version présentée ce soir se compose de quatre mouvements : le premier (onze instruments), assez court, se déploie avec une grande énergie soulignée par des accents instrumentaux différemment orchestrés. Le second (tutti, mais le piano et les deux percussions ont un rôle secondaire) explore l’univers acoustique à la lisière entre le son et le silence. Des figures évanescentes pullulent ici et là en s’agrippant à une pulsation latente dont la vitesse varie toujours. Un « bruit de fond » incessant, réalisé par les deux percussionnistes, se matérialise de temps en temps en la caricature grotesque d’une parade militaire absurde. Le troisième mouvement (flûte, trompette, deux percussions et quatre cordes) développe les accents du premier, mais dans une atmosphère mobile et fluide, pianissimo, insaisissable, comme si l’auditeur n’arrivait pas à s’arrêter sur les sonorités qui l’entourent. Le dernier mouvement, enfin (sans percussion, ni piano) commence par une alternance d’images agitées et de résonances statiques qui s’imbriquent jusqu’à générer un déroulement continu. Harmonique d’abord, puis de plus en plus rythmique, ce dernier mène jusqu’à un court épisode chaotique d’où émerge la clarinette sur un éphémère tissu sonore de cordes.