Préfixes est une pièce fondée sur une recherche particulière dans le domaine de la synthèse du son. Le point de départ de cette recherche consiste à réaliser sur l'ordinateur des hybridations de sons instrumentaux entre eux. Plus précisément, il s'agit de centrer l'hybridation sur le « transitoire d'attaque » des sons. Très vite, j'ai obtenu des résultats sonores confirmant ainsi les intuitions que j'avais depuis longtemps. J'ai toujours pensé en effet qu'il existe des possibilités très spécifiques d'hybridations de transitoires d'attaque entre différentes familles instrumentales, entre voix humaine et instruments par exemple. Initialement, ces hybridations devaient obéir à des lois précises concernant les parentés de modes d'excitation des corps sonores et tenir compte aussi de la cohérence des spectres harmoniques respectifs de deux sources sonores hybridées. Ce domaine de l'hybridation du transitoire d'attaque – moment névralgique et décisif du son instrumental – me semble représenter depuis toujours, d'une part, le développement indispensable de mes recherches sur « l'instrumental » et, d'autre part, il me semble rejoindre la « vieille préoccupation historique de la fusion dans les techniques orchestrales du XIXe siècle et du XXe siècle ».
Par ailleurs, la manipulation de ce moment névralgique (le transitoire) m'ouvre de nouveaux possibles dans l'imaginaire sonore. J'ai pu – grâce à la synthèse de croisement – hybrider des instruments à vent avec des consonnes émises par la voix humaine, la voix humaine avec des chutes de cymbales tournantes. Dans un second temps, j'ai abordé le problème de la vélocité et de la phrase musicale. Il s'agissait de créer des phrases rapides (avec des structures rythmiques appropriées) dont chaque son serait hybridé. C'est en décembre 1990 que ces résultats furent obtenus. Ils m'ont permis d'aborder réellement la phase de composition musicale et d'écriture.
La réalisation de cette pièce posait en effet d'une manière nouvelle la notion de mixité entre sons directs et sons provenant de la synthèse et diffusés sur haut-parleurs. J'ai dû, pour des raisons techniques évidentes, renoncer à hybrider des sons instrumentaux en direct. Je ne voulais pas pour autant reprendre dans Préfixes le rapport classique entre bande et instruments. D'ailleurs, on ne peut pas parler ici de véritable musique mixte. En effet, chaque son obtenu sur ordinateur est enregistré sur l'échantillonneur et déclenché par claviers midi. Cette écriture se voudrait d'autant plus précise que, dans la mixture des timbres synthétiques entre eux et leur mélange avec les instruments sur scène, le temps varié des résonances est calculé et provoque une rythmique de superposition, apparition et disparition de ces résonances : ainsi, un timbre en disparaissant en laisse apparaître un autre (procédé straussien que j'ai contrôlé à l'aide de l'ordinateur). On peut donc écrire et réaliser très précisément des rythmes et des unissons entre les instruments sur scène et leur version hybridée sur échantillonneur.
J'ai pourtant très vite renoncé à jouer sur le phénomène d'illusion et de fusion qui aurait pu laisser croire à l'auditeur que sons hybridés et sons naturels provenaient spatialement des mêmes sources. En revanche, l'utilisation de l'unisson entre instruments et sons hybridés, ainsi que la désarticulation dans l'espace (par « voyage » stéréophonique) de l'attaque et de la résonance des sons hybridés, l'écriture en décalage rythmique favorisant aussi la perception (décalée) des attaques instrumentales, l'utilisation (toujours rythmique) de l'écho m'ont ouvert des perspectives de mariages entre instruments et sons artificiels.
Ces catégories de l'utilisation de l'espace m'ont progressivement amené à une écriture radicale et polyphonique devenue l'essence formelle même de cette pièce : strette continue pouvant intégrer plus de trente parties réelles. Cette strette est structurée sur des « phases » hybridées obéissant chacune à des accélérations et des ralentissements. Elle obéissent à dix augmentations et cinq diminutions proportionnelles. La superposition de ces « variations » et leur décalage progressif et calculé créent des « textures » rythmiques complexes et dynamisent la perception de l'hybridation des sons. J'ai été marqué ici par le traitement des motifs de la fugue de l'Opus 106 de Beethoven. Ainsi, les sons instrumentaux (sur scène) sont intégrés polyphoniquement et rythmiquement à ces strettes. Ces polyphonies sont « voilées » harmoniquement (selon une technique que j'ai utilisée dans l'Ouverture pour une fête étrange), par des spectres harmoniques obtenus par la synthèse de modèle de résonance. Je considère Préfixes comme une première étape, allant dans une direction qui m'ouvre des perspectives dans le domaine du timbre et dans celui de son écriture.
Je tiens à remercier Nicolas Vérin pour le précieux concours qu'il m'a apporté à l'Ircam pour la réalisation informatique. Je remercie également les musiciens qui ont prêté leurs concours pour la réalisation des échantillons sonores : Nell Froger, soprano ; Olivier Baby, basse ; Jean-Philippe de Chalendar, chef d'orchestre ; M. Laferrière, Jean-Max Dussert, clarinettes ; M. Dutrieux, clarinette basse ; André Cazalet, Paul Minck, cors ; Benny Sluchin, trombone ; Jean-Guillaume Cattin, percussion ; Sylvie Beltrando, harpe.